Voici à mon sens une des variables culturelles les plus importantes. Une culture influence les actes et les comportements de ses membres, mais peut-être plus encore leur façon de percevoir ce qui les entoure : les choses, les gens, les situations, les évènements, eux-mêmes… En observant attentivement les personnes que j’ai pu croiser ou fréquenter issues à la fois de cultures européennes, américaines et africaines, il m’est apparu qu’une des principales alternatives en terme de perception est que cette dernière soit plutôt rationnelle ou irrationnelle.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Avant tout je tiens à préciser un aspect important : le terme « irrationnel » n’a ici absolument rien de péjoratif. Il ne s’agit pas d’une tournure d’esprit qui s’opposerait à toute logique, bien au contraire. Il s’agit plutôt d’un mécanisme de pensée qui se fondent sur d’autres logiques que celles des sciences, des nombres ou des technologies. Comme toujours dans le domaine de l’interculturalité, il est hors de propos de porter le moindre jugement.
Avoir une perception rationnelle des choses, c’est privilégier le fait de pouvoir les mesurer, les quantifier, les délimiter de façon précise. Avoir une perception irrationnelle des choses, c’est privilégier tout ce qui échappe aux instruments de mesure, ou renoncer tout simplement à mesurer ce qui pourrait l’être pour le considérer autrement.
Prenons un exemple simple : quand on a une perception rationnelle du temps, on s’attache à le mesurer et à tout ce qui en découle, comme les horaires, les durées, la ponctualité… et par conséquent à valoriser le temps en particulier en fonction de sa durée, pourquoi pas à la seconde près, et aussi en fonction de la productivité qui lui est associée. Au contraire, avoir une perception irrationnelle du temps consiste à accorder très peu d’importance à sa mesure et à le valoriser plutôt en fonction de l’usage qu’on en a. Et en général, le temps aura d’autant plus de valeur qu’il sera consacré à une pratique elle-même de l’ordre de l’irrationnel, par exemple aux relations.
Le règne de la sécurité et l’allégeance fonctionnelle qu’elle implique ont tendance à cultiver une perception rationnelle des choses. La sécurité, pour devenir une réalité, requiert de rationaliser le plus possible tout ce qui est nécessaire à la vie : approvisionnement en eau potable et en nourriture, accès aux soins, prévention contre les épidémies, protection du territoire, sureté, protection contre les accidents et les catastrophes, protection contre leurs conséquences lorsqu’on ne peut pas les éviter…
Quant à l’allégeance fonctionnelle qui impose à chacun de « faire », elle requiert du même coup que puisse être mesuré ce que chacun fait afin d’en déterminer la valeur. Elle cultive par conséquent elle aussi une perception rationnelle des choses : dans la fonction qu’un individu occupe, on va vouloir mesurer son temps de travail, son efficacité, sa productivité, sa rémunération, son pouvoir d’achat…
Et inversement, une perception rationnelle des choses va favoriser le règne de la sécurité et l’allégeance fonctionnelle. En inspirant aux populations que tout peut et doit être mesuré, elle donne le sentiment que tout peut être contrôlé et que par conséquent, la sécurité et l’allégeance fonctionnelle sont possibles. Sécurité, allégeance fonctionnelle et perception rationnelle des choses fonctionnent ensemble et se cultivent mutuellement.
Le règne de la précarité et l’allégeance relationnelle qu’elle implique ont tendance à cultiver une perception irrationnelle des choses. Dans la précarité, beaucoup de choses échappent au contrôle des populations et cette réalité ne peut changer qu’au prix d’un profond bouleversement culturel. En attendant que ce bouleversement survienne, assumer cette impossibilité de maîtriser son environnement est sans doute la meilleure stratégie, et cela cultive une perception irrationnelle des choses car l’inverse serait inadapté. En effet, en situation de précarité, si on s’attache à tout mesurer, cela risque de focaliser l'attention sur tout ce qui manque, tout ce qui fonctionne mal ou pas du tout, tout ce qui se révèle inaccessible. Il y aurait alors de quoi être découragé en permanence. Au contraire, en privilégiant une perception irrationnelle des choses, on les considère différemment. Cela permet de s’attacher à ce qui est accessible, de valoriser d’autres réalités qui permettent de tenir face aux difficultés récurrentes, et donc d’aller de l’avant malgré les nombreux obstacles. On voit ici comment une culture peut définir une stratégie qui agit aussi sur le plan psychologique, en instaurant une perception des choses adaptée à un environnement hostile, qui permet à chacun et à tous de ne pas se laisser submerger par les difficultés quotidiennes.
Juillet 2006, dans un village au sud du Burkina Faso. Un groupe de lycéens français y achèvent un séjour de 3 semaines riche en rencontres et en découvertes avec des jeunes des alentours. Au milieu de l’enthousiasme général, il faut pourtant régler un problème inattendus et un peu gênant : les responsables des jeunes burkinabés ont épuisé leur budget et demandent aux responsables français de combler le déficit. L’un d’entre eux demandent :
« comment se fait-il que votre budget soit déjà épuisé, vous n’aviez pas bien calculé vos dépenses pour les 3 semaines prévues ? »
Réponse d’un des responsables burkinabés :
« en fait on n’a rien calculé du tout. Ici, si on fait des calculs avant de se lancer dans un tel projet, on constate systématiquement qu’on n’a pas les moyens d’aller jusqu’au bout. Alors on préfère ne pas calculer, sinon on ne ferait jamais rien ».
L’allégeance relationnelle cultive elle aussi ce mode de perception parce que le concept même de relation manque de sens dans une approche rationnelle. Comment mesurer une relation ? Pensez à une personne que vous aimez, combien l’aimez-vous ? Qui peut compter ses amis ? Qui peut même définir des critères objectifs (rationnels donc) qui permettraient d’identifier les amis d’une personne en les distinguant du reste de son entourage ? Il n’y a que dans les réseaux sociaux qu’on accepte très curieusement l’idée de compter ses amis, et je ne suis pas le seul à affirmer que ce détail a quelque chose d'absurde*. De plus, les relations se nourrissent d’émotions et de sentiments. Or, lorsqu’un individu vit ou ressent ce genre de chose, la perception qu’il en a est avant tout irrationnelle. Quand on accorde aux relations une importance capitale, une perception irrationnelle des choses est clairement plus adaptée.
Inversement, une perception irrationnelle des choses participe à la persistance du sentiment de précarité. Quand la mesure de toute chose parait manquer de sens, on admet facilement que les choses sont comme elles sont et qu'elles sont globalement impossibles à maîtriser totalement. Ce mode de perception cultive la précarité parce qu'il ne valorise pas la sécurité, parce qu'il procure le sentiment que les efforts à faire pour installer la sécurité seraient disproportionnés et auraient trop peu de chance de porter du fruit.
Et de la même façon une perception irrationnelle des choses cultive aussi l'allégeance relationnelle parce qu'elles font sens l'une avec l'autre, ainsi qu'avec le règne de la précarité.
* Il n’est pas surprenant que l’idée de compter ses amis ait été imaginée et mise en oeuvre sur Facebook par un informaticien américain. Je parierais volontiers que cela lui a été inspiré par la double influence de sa culture nationale et de la culture de son corps de métier qui, toutes les deux, poussent à avoir une perception très rationnelle des choses. A mon sens, il s’est simplement laissé aller à pousser cette logique à l’excès parce que cela fait sens dans ses cultures.
Ce mode de perception est fondé sur une approche plutôt scientifique des réalités qui nous entourent. Il s’agit de les considérer sous l’angle de calculs, de mesures, d’objectivité, de précision, de logiques systématiques, d’explications claires et non ambiguës, de « transparence ». Cette perception encourage les gens à croire de préférence ce qui peut être expliqué, et donc à attendre des explications claires avant de se prononcer sur quoi que ce soit d’un peu important. Elle favorise aussi une certaine prise de conscience de l’importance que peuvent avoir certaines considérations rationnelles comme l’écologie ou la chasse au gaspillage. Elle pousse aussi à préférer un mode de vie sécurisé où tout est, autant que possible, contrôlé et optimisé, et où l’imprévu n’est admis que lorsqu’il est clairement positif.
Cette tendance conduit à privilégier ce qui peut être mesuré, au détriment de ce qui ne peut pas l’être ou ce qui n’aurait pas de sens à être mesuré. Ainsi dans les sociétés sous allégeance fonctionnelle, les éléments suivants vont être très valorisés :
A l’inverse, les éléments suivants vont être dévalorisés :
Les technologies de tout type se développent à grande vitesse dans les cultures sous allégeance fonctionnelle. Un exemple parmi une multitude d’autres : celui des cartes bancaires. Déjà en 2005, ce moyen de paiement était le préféré de plus de la moitié des consommateurs en Europe de l’Ouest (jusqu’à 92% au Pays-Bas et au Luxembourg) et connaissait un engouement croissant**. On comprend pourquoi : pour les consommateurs, c’est tellement plus pratique que de remplir des chèques et plus sécurisant que d’avoir des billets en poche. Quant aux commerçants, la gestion de leur caisse est largement sécurisée et simplifiée au regard du travail que leur imposaient la gestion d’argent liquide et de chèques. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, personne ne disposait de cette technologie (la première carte bancaire en France date de 1967). Autrement dit, au moment du lancement de ce moyen de paiement, il a fallu convaincre les consommateurs de s’équiper d’une carte (payante) alors que peu de commerçants leur permettaient de s’en servir, et en même temps convaincre les commerçants de s’équiper de terminaux de paiement (payants eux aussi) alors que peu de clients avaient une carte pour s’en servir. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’était pas gagné d’avance.
Et pourtant ça a marché, les gens ont adhéré peu à peu et plutôt rapidement à ce nouveau moyen de paiement qui domine aujourd’hui largement les autres. Qu’est-ce qui explique un tel succès ? Les avantages de ce mode de paiement ? La promotion qui en est faite ? Je parierais plus volontiers sur la correspondance particulière de cette technologie avec la culture des consommateurs occidentaux. La carte de crédit est un moyen de paiement le plus sécurisé et le plus rationalisé. Au contraire, dans les cultures où l’on a une perception irrationnelle des choses, comme en Afrique, en particulier, les consommateurs adhèrent beaucoup plus difficilement à ce système qui leur offre pourtant les mêmes avantages, mais qui correspond beaucoup moins à leur culture.
* « les paroles s’envolent, les écrits restent ».
** www.cartes-bancaires.com
Ce mode de perception est fondé sur une approche plutôt spontanée des réalités qui nous entourent. Il s’agit de les considérer avant tout sous l’angle de valeurs humaines*, et en particuliers sous l’angle des relations. Cette perception encourage les gens à fonder leurs convictions sur la crédibilité qu’ils accordent à ceux qui les informent, cette crédibilité dépendant bien sûr avant tout de la qualité de la relation qui les unit. Elle favorise aussi une prise de conscience particulière au sujet de certaines considérations irrationnelles comme tout ce qui a trait aux relations, aux traditions et au sacré. Elle pousse aussi à préférer un mode de vie plein de hasard, de surprises, d’imprévu, d’inattendu, et où les contrôles et la rigueur sont plutôt considérés avec méfiance.
Cette tendance conduit à privilégier ce qui relève de la croyance, du ressentit ou de l’émotion, au détriment des considérations matérialistes. Ainsi dans les sociétés sous allégeance relationnelle, les éléments suivants vont être très valorisés :
A l’inverse, les éléments suivants vont être dévalorisés :
L’omniprésence de l’irrationnel en Afrique est quelque chose de tout à fait frappant, en particuliers (mais pas seulement) à travers les références religieuses et mystiques. On en trouve des traces de partout et sous toutes les formes : chants religieux dans les bureaux et les supermarchés, références religieuses dans les noms des boutiques, citations religieuses sur les véhicules, tableaux ou statuettes religieuses sur les bureaux… Les églises de toutes confessions se remplissent sans difficulté, et pas seulement le dimanche. Les journaux (tv, radio et presse écrite) africains sont remplis d’articles et d’émissions abordant des sujets de l’ordre du religieux ou de la sorcellerie et les populations y accordent volontiers du crédit. Sur la chaine nationale du Cameroun, le programme devenu traditionnel de la matinée du 1er janvier est constitué de clips et de concerts de louange où des artistes de toutes confessions viennent rendre grâce à Dieu pour l’année écoulée et lui confier celle qui commence. Sur Gabon TV, le programme de ce jour est moins artistique, mais du même ordre : lectures d’extraits de la Bible sur fond de jolies images façon diaporama de voeux de fin d'année.
Le 29 février 2016, le Président du Gabon Ali Bongo Ondimba annonce ainsi sa candidature aux élections présidentielles à venir : « Avec la grâce du Tout-puissant, la bénédiction de nos ancêtres et le soutien de tous, je vous annonce ma candidature à l'élection présidentielle de cette année… ». C’est aussi au Gabon que j’ai pu voir un portrait de Jésus dans l’open-space du siège d’un opérateur de téléphonie mobile, une statue de Marie grandeur nature dans la cour du siège d’un des principaux réseaux de supermarchés, une statue de la Sainte Famille sur le bureau d’un commercial chez un concessionnaire automobile… Pour couronner le tout, en mars 2017, j’assistais à une conférence animée par le responsable du Plan Stratégique Gabon Emergent sur l’impact positif pour les PME-PMI de cette initiative du gouvernement gabonais. Il se trouve que cet orateur est un gabonais qui a fait de hautes études aux USA sur la finance et le management et qui maitrise fort bien son sujet. Ses explications étaient par conséquent très claires, très argumentées, avec des chiffres précis à l’appui, très rationnelles. Pourtant, je l’ai entendu prononcer 3 fois l’expression suivante au cours de cette conférence : « par la grâce de Dieu »…
L’adage dit « chassez le naturel, il revient au galop ». Le culturel aussi, visiblement…
Quelques exemples (cliquez pour ouvrir les pdf) :
* Etonnant, non, cette façon d’opposer une approche rationnelle aux valeurs humaines. Mais c’est bien à dessein que j’exprime cette dualité car si on y regarde de plus près, on peut en effet constater que lorsque l’approche rationnelle des choses devient excessive, elle s’avère déshumanisante.
Selon qu’on a une perception rationnelle ou irrationnelle des choses, on va apprécier ou pas le principe de précision. Ce qui est intéressant à ce sujet, c’est que la précision peut aussi bien être utile et pertinente, qu’inutile et exaspérante, selon l’articulation de la perception qu’on en a avec la situation dans laquelle on se trouve.
C’est pour cette raison qu’il est très important de comprendre, lorsqu’on a une perception rationnelle des choses et qu’on aime, par conséquent, la précision, que les comportements que cette variable culturelle nous inspire peuvent paraitre très pénible pour un interlocuteur qui a une autre approche de la précision.
Inversement, il ne faut pas oublier que les cultures où on privilégie une perception irrationnelle des choses sont aussi celles où règne l'allégeance relationnelle. Ainsi, tout étant subordonné aux relations, ce sont elles qui compensent les manques récurrents de précision, comme dans l'exemple du tableau de prix ci-dessous.
Nous sommes à Libreville, au Gabon. Un expatrié français vient vérifier le travail d’un de ses subalternes, un ouvrier peut-être pas gabonais mais assurément africain, qui avait entre autres taches un contrôle de pression. S’agissait-il de pneus ou d’autre chose, je n’ai pas pu le saisir, mais visiblement, cette tache était importante. Ainsi s’engage la conversation :
Tu as contrôlé la pression comme je t’ai demandé ?
Oui, je l’ai fait tout à l’heure.
Elle était comment ?
Il en manquait.
Ok, tu en as ajouté alors ?
Oui chef.
Et tu en a ajouté combien ?
J’en ai ajouté un peu.
Quoi ??? La tension monte subitement d’un cran. Un peu c’est combien, tu as ajouté combien de pression ?
J’en ai ajouté un peu chef, un peu un peu.
Là l’expatrié français explose carrément et le dialogue devient quasiment un monologue dans le genre de ce qui suit :
Un peu c’est quoi ! Tu ne sais pas combien de pression tu as ajouté, tu ne sais pas que c’est important ? La pression ça se mesure et on n’en ajoute pas n’importe comment ! Tu dois être capable de me dire combien tu en as mis. C’est une faute, c’est un manque de professionnalisme, c’est un manque de respect ! …
Etonnant, n’est-ce pas ? Pourquoi cet expatrié s’emporte-t-il à ce point ? Peut-être est-il coutumier du fait, peut-être était-il déjà exaspéré par le comportement habituel de cet employé. Pour ma part, je parierais volontiers sur un choc culturel : l’ouvrier, lui, a culturellement une perception irrationnelle des choses qui le conduit à ne pas percevoir clairement l’importance de réaliser la fameuse tache avec précision. La précision attendue par son supérieur lui échappe parce que cette exigence est liée à une approche qui en fait une priorité, mais qu’il ne partage pas. Son chef, lui, a une perception rationnelle des choses, qu’il applique « naturellement » (culturellement en fait) à son travail. Du coup, cette exigence de précision est pour lui de l’ordre de l’évidence. Comme il ne réalise pas que son employé en a une approche différente, il croit que ce dernier partage cette évidence. Et il en conclu que s’il ne s’applique pas là où il est donc « évident » qu’il devrait le faire, c’est qu’il manque de professionnalisme, ou carrément qu’il se moque de lui, d’où sa dernière phrase.
Bien sûr, le choc culturel n’est pas vécu seulement par l’expatrié, il l’est aussi par l’ouvrier, mais de façon différente : lui ne va pas comprendre les reproches de manque de professionnalisme et de manque de respect. Il a fait son travail et le résultat est sans doute suffisamment probant à ses yeux puisqu’il continue d’en avoir une perception irrationnelle, où l’à peu près acceptable est souvent plus valorisé qu’une précision qui peut paraitre excessive et dont l’utilité n’est du coup pas évidente. D’autre part, le comportement de son chef est clairement en opposition totale avec ce qui, pour lui, est vraiment important : la relation. Dans le contexte de l’allégeance relationnelle, « engueuler » quelqu’un de cette façon, ça ne se fait pas, ou alors seulement dans des circonstances très exceptionnelles, bien plus graves que celles de la situation présente.
De fait, l’idée que le travail accompli soit bien fait ou pas est profondément influencé par le fait d'en avoir une perception rationnelle ou irrationnelle. Quand on a une perception rationnelle des choses, le sentiment du travail bien fait tient surtout à ce qui peut en être mesuré, à la précision avec lequel il a été réalisé, à la clarté du résultat, à la présence d'éléments tangibles qui permettent de le vérifier et à l'absence de flou qui pourrait l’entourer.
Au contraire, quand on a une perception irrationnelle des choses, le sentiment du travail bien fait n'est pas lié à autant d'exigences matérielles et dépend beaucoup plus de la satisfaction du patron ou du client. Et cette dernière est elle aussi sensée se jouer bien plus dans le cadre de la relation tissée entre le travailleur et son patron ou client que sur les détails du travail réalisé.
Cette différence culturelle est très importante dans le cadre des activités professionnelles, car elle influence directement les attentes des uns des autres et, par conséquent aussi, leur satisfaction pour chaque travail réalisé.
En 2003 à Port-au-Prince, Haïti. Une des cordes de ma guitare vient de casser, je me mets à la recherche d’une boutique où je pourrai trouver de quoi la remplacer. A Port-au-Prince, les commerces spécialisés dans le matériel musical sont très rares, mais j’en trouve quand même un. Je sais précisément ce que je cherche : je veux des cordes en alliage phosphore-bronze, pas en nylon ou en acier, pas en bronze pur ou en nickel. Et je les veux en calibre médium auquel je suis très habitué. A première vue, la boutique n’est pas très fournie : quelques câbles et deux ou trois instruments trainent ça et là, mais je n’aperçoit pas de cordes de rechange. Je demande au vendeur :
« Bonjour, vous vendez des cordes de guitare ? »
« Oui »
« Super, je peux voir ce que vous avez ? »
« Fer ou plastique ? »
« Heu… Phosphore-bronze ? »
L’expression de nos visages respectifs nous a immédiatement fait comprendre à tous les deux que nous n’étions pas sur la même longueur d’onde. Je suis reparti bredouille.
Quand on a une perception rationnelle des choses, elles ne sont souvent pas techniquement interchangeables. Pour qu’elles puissent l’être, il faut vérifier tous les paramètres engagés dans l’usage qu’on en aura, tout ceux auxquels on attache de l'importance. Par conséquent, la précision de leur description est importante. Quand on a au contraire une perception irrationnelle des choses, ce genre de détail parait souvent surfait, précis à en être pénible car les différences, voire les subtilités qui en découlent ne sont pas suffisamment tangibles pour être pertinentes. Ainsi, pour ce vendeur, qui doit sans doute s’intéresser un peu à la musique, la seule différence intéressante pour lui entre les cordes de guitare tient au fait que certaines sont métalliques et d’autres non. Et peu lui importe la façon dont il nomme ça. Le fer, le bronze, l’acier, tout ça c’est du métal, quant au nylon, ça ressemble à du plastique, non ? D’où sa question : « fer ou plastique ? ». Ca lui suffit d’autant plus que tout étant autour de lui cohérent, il sait qu’il n’aura jamais des dizaines de clients quotidiens pour ses cordes de guitare. A quoi bon, du coup, se préoccuper de la matière exacte dont elles sont faites ? Va-t-il se constituer un stock pour pouvoir proposer les différents matériaux à ses rares clients ? Ca n’aurait pas de sens. L’imprécision dont il se contente peut décevoir un connaisseur, mais elle fait bien plus sens dans son environnement culturel et économique que la précision qu’on rencontre généralement dans le même genre de boutique en France.
Cette problématique de la précision considérée comme excessive se retrouve en Afrique dans une multitudes de détails :
Une perception rationnelle des choses encourage à être précis et rend cet aspect important, une perception irrationnelle des chose rend la précision dérisoire, souvent inutile et parfois même anxiogène. La précision permet la sécurité. Quand cette dernière n’est pas une priorité, l’imprécision est beaucoup plus confortable et donc appréciée.
Quand on est sous allégeance fonctionnelle, avec une perception rationnelle des choses et un attachement culturel fort à la sécurité, on comprend aisément l’intérêt des protocoles qui font naturellement sens dans ces variables culturelles. Du coup, on s’y attache et on cherche à les rendre les plus pratiques et efficients possible. Au contraire, quand on est sous allégeance relationnelle, avec une perception irrationnelle des choses, les protocoles ont un caractère plus péjoratif. Leur intérêt est masqué par la rigidité et le côté impersonnel qui les caractérisent souvent. Cette dépréciation des protocoles conduit parfois à une conséquence étonnante : lorsqu’il n’y a pas d’autre choix que d’en mettre un en place, il risque fort d’être mal conçu, et son application devient du coup laborieuse et décourageante.
Au Gabon, l’Aninf est l’administration chargée entre autres de gérer les noms de site Web qui se terminent en « .ga ». En 2012, j’ai voulu créer mon propre site en « .ga » :
- Je me rend sur le site de l’Aninf dédié à ce protocole et enregistre mon nom de domaine.
- Je reçois un mail avec toutes les références utiles et me demandant d’aller payer l’enregistrement à l’agence comptable de l’Aninf.
- Je m’y rend donc et rencontre une dame à qui je présente le mail :
- « Non Monsieur, vous ne pouvez pas régler votre nom de domaine comme ça, il faut d’abord que vous obteniez une facture ».
- (Pourquoi cette facture n’était-elle pas jointe au mail ???) « Et bien imprimez cette facture et remettez-la moi alors » (on est à l’agence comptable, ça ne devrait pas poser de problème).
- « Non Monsieur, vous ne pouvez l’obtenir qu’au siège de l’Aninf » (pourquoi le mail ne me dit pas d’aller d’abord demander cette facture au siège avant d’aller à l’agence comptable ???).
- Je reprend donc ma voiture et me rend au siège au fond d’un quartier dont les rues ne sont pas goudronnées.
- « Bonjour, je viens d’enregistrer un nom de domaine et j’aimerais obtenir la facture ».
- « Bien Monsieur, revenez dans une dizaine de jours ».
- « 10 jours pour préparer une facture ??? Comment ça ? »
- « C’est parce que le directeur général doit la signer, il n’est pas toujours là » (Le montant de la facture en question est de 5000 F CFA, soit 7,50 €).
- Je reviens donc 10 jours plus tard.
- « Désolé Monsieur, la facture n’est pas encore prête ».
- Je reviens une semaine plus tard et je récupère la facture.
- Je retourne à l’agence comptable où je paie mon nom de domaine.
- Je reçois dans la foulée un mail m’informant que mon paiement a bien été enregistré et que mon nom de domaine sera actif d’ici 7 à 12 jours (pourquoi ont-ils besoin de tant de temps pour une opération aussi simple ???).
- 3 semaines plus tard, mon nom de domaine n’est toujours pas actif.
- J’envoie un mail à l’Aninf pour demander que le problème soit résolu.
- Un agent me répond que la quittance de mon paiement ne lui est pas parvenue et que je dois la lui envoyer (autrement dit, ils ont bien eu l’info que j’ai payé, mais pas la quittance correspondante et ils ne peuvent pas communiquer avec leur agence comptable pour résoudre le problème).
- Je lui envoie la fameuse quittance.
- 10 jours plus tard, mon nom de domaine n’est toujours pas actif. Je relance l’agent de l’Aninf par mail.
- Mon nom de domaine est enfin actif.
Il m’aura donc fallu plus de 2 mois et 5 trajets en voiture pour achever cette procédure qui, sur tous les sites occidentaux proposant le même service avec paiement en ligne, peut se faire en une dizaine de minutes sans sortir de chez soi…
Comme souvent dans ce genre de situation, on est tenté d’accuser les responsables de ce protocole de laxisme, de négligence, de manque de professionnalisme ou de compétence. Peut-être y-a-t’il un peu de cela, mais il est important de comprendre que les variables culturelles d’allégeance relationnelle et de perception irrationnelle des choses rendent la création des protocoles difficiles. Comme dans n’importe quel travail, lorsque le coeur n’y est pas, l’esprit s’y met péniblement. On voit bien ici comment l’influence de la culture peut affecter une réalisation concrète d’un individu ou d’une équipe.
Le fait d’avoir une perception rationnelle ou irrationnelle des choses influence beaucoup la notion de limite et crée une différence culturelle plus profonde que ce à quoi on pourrait s’attendre.
Pour quelqu’un qui a une perception rationnelle des choses, l’idée de limite parait assez naturelle : à partir du moment où tout est mesuré, il est facile déterminer des limites claires et précises et de cultiver l’idée qu’on peut en appliquer à tous les domaines. Ainsi chacun peut exiger par exemple qu’une distinction précise soit reconnue et respectée entre sa vie privée et sa vie professionnelle ou entre ce qui lui appartient et ce qui ne lui appartient pas. Et il sera globalement admis et respecté l’idée d’une vitesse maximale autorisée sur la route, l’idée de contrôler avec un automate les heures d’arrivée et de départ des salariés d’une entreprise ou l’idée qu’un horaire de train puisse être précis à la minute près.
En 2002 à Port-au-Prince (Haïti), 4 coopérants français sont logés en plein centre-ville, emplacement idéal pour tous les volontaires de passage et leurs amis. Un jour une d’entre eux passe avec un ami haïtien. Le portable de ce dernier n’a plus de batterie et c’est sans rien demander à personne qu’il le branche sur une prise électrique. Les coopérants le voient faire et sont mal à l’aise devant ce qu’ils considèrent comme une nonchalance excessive, voire un certain manque de respect. Ils finissent par lui en faire la remarque, qu’il comprend plus ou moins et qui le met lui aussi un peu mal à l’aise.
Ce genre de scène est un grand classique des petits chocs culturels qu’on ne sait souvent ni expliquer ni exprimer et qui finissent par user durablement les nerfs des expatriés occidentaux. Qu’est qui se passe ici ? Les coopérants appréhendent la situation de façon rationnelle : ce qui se trouve à l’intérieur de leur logement leur appartient, y compris l’eau et l’électricité. Si quelqu’un d’extérieur veut se servir, il devrait d’abord demander, de manière à manifester qu’il a bien conscience que ce qu’il souhaite prendre ne lui appartient pas. Cette perception est tellement forte que c’en devient une question de respect. D’une certaine façon, en branchant son portable, ce visiteur franchit une limite qui distingue ce qui lui appartient de ce qui appartient à ses hôtes et il n’est pas sensé le faire comme si ça n’avait aucune importance. Le fait que la quantité d’électricité en question, et donc aussi sa valeur, soient dérisoires n’y change rien, la limite a été franchie.
Cet invité haïtien, lui, voit les choses sous un angle irrationnelle et à travers le filtre de l’allégeance relationnelle : il est chez des amis de son amie, donc il peut se servir, il n’a aucune raison de demander pour ce genre de petite chose. De plus, la valeur de ce qu’il prend est très floue, « c’est juste un peu d’électricité ». Une perception irrationnelle de cette chose ne permet pas d’y attacher une quelconque importance.
Quand on a une perception irrationnelle des choses, l’idée de limite est plus compliquée. Non pas qu’il n’y ait plus aucune limite, mais plutôt qu’elles sont floues, imprécises, difficiles à décrire et encore plus à situer. Mais bien réelles. Ce sont des limites qui sont de l’ordre de l’irrationnel, comme par exemple celles qui séparent ce qui se fait de ce qui ne se fait pas. Les limites « rationnelles », du coup, sont moins présentes, moins prises au sérieux, voire moins bien acceptées. Elles sont souvent considérées avec méfiance, comme des contraintes rigoristes, plus pénibles qu’utiles.
Parmi les limites « irrationnelles » qui sont particulièrement respectées en Afrique, on trouve en particulier celles qui sont établies par l’allégeance relationnelle et générationnelle. Poser un acte qui nuit directement à une relation est une limite que les africains sont généralement très réticents à franchir. Refuser d’obéir à un parent qui demande explicitement quelque chose est une limite que les enfants franchissent aussi très rarement, même lorsqu’ils sont adultes. Manquer de respect à une personne plus âgée est une autre limite du même ordre, que les gens appréhendent de la même façon.
Le flou intellectuel inspiré par cette perception irrationnelle des choses influence particulièrement l’appréhension des petites quantités. Plus quelque chose est petit, plus sa prise en considération requiert une précision qui, à un certain moment, n’est plus compatible qu’avec une perception rationnelle des choses. Ainsi, les petites quantités d’argent, de temps, d’énergie, d’eau, de nourriture, de papier… sont volontiers considérées par les africains comme n’étant « rien ». Et par conséquent, y donner de l’importance peut être considéré de façon très péjorative, comme du rigorisme, de la mesquinerie ou de l’avarice selon les situations.
Quand les limites sont floues, elles sont aussi tout à fait négociables, ce qui les rend encore plus "compatibles" avec l'allégeance relationnelle. Elles peuvent donc varier d'une personne à l'autre en fonction de qui il s'agit ou de son audace à demander, voire insister, à dépasser une limite particulière. En particulier, lorsqu'on souhaite outrepasser une limite dans un cadre professionnel ou commercial, il sera difficile d'obtenir un tel privilège au premier abord. Mais dès lors que l'on commence à tisser un début de relation avec son interlocuteur, beaucoup de portes peuvent s'ouvrir et beaucoup de limites peuvent être repoussées très facilement.
Très logiquement, avoir une perception rationnelle des choses conduit à négliger les limites imposées par une perception irrationnelle, et inversement. C’est ainsi qu’on voit apparaitre le lien entre perception rationnelle et individualisme, qui sont deux variables culturelles partagées par les cultures sous allégeance fonctionnelle. Quand l’individu se définit en lui-même, il est plus à l’aise avec tout ce qui va lui permettre de se distinguer clairement des autres. Une approche rationnelle avec des limites précises est donc plus appropriée. Au contraire, quand, sous le collectivisme de l’allégeance relationnelle, l’individu se définit en fonction de ses relations avec les autres, une approche irrationnelle correspond mieux aux mécanismes qui articulent les relations humaines.
En favorisant la mesure de toute chose et l’établissement de limites claires et précises, une perception rationnelle cultive beaucoup l’individualisme. Le fait de pouvoir tout délimiter permet en particulier à chaque individu de se distinguer clairement des autres. Il n’est pas sensé y avoir de confusion entre lui et les autres, y compris ses proches, ce qui lui permet de se construire individuellement et de se définir par rapport à lui-même et non par rapport au groupe auquel il appartient. Quant au fait de pouvoir et de vouloir tout mesurer, cela permet à l’individu de donner du poids à son individualité en lui fournissant des outils d’évaluation qu’il peut s’appliquer à lui-même. Ses revenus et son pouvoir d’achat en sont bien sûr les deux principaux et sont tout à fait appropriés puisque l’individualisme fait de l’individu le seul propriétaire et bénéficiaire de l’un comme de l’autre. Grâce à ces outils, il va pouvoir déterminer sa valeur individuelle, même si celle-ci est bien sûre très partielle puisqu’elle ne peut évidemment pas tenir compte des paramètres irrationnels pourtant nombreux et importants qui caractérisent chaque être humain.
A l’inverse, le flou entretenu par une perception irrationnelle des choses cultive le collectivisme. Sans limite claire pour se distinguer les uns des autres, chacun peut se sentir plus fortement appartenir à un groupe. Et le fait de ne pas chercher à tout mesurer ne permet pas à une personne de se « mesurer elle-même », ce qui la conduit encore plus à attacher de l’importance au(x) groupe(s) au(x)quel(s) elle appartient.
Sécurité, individualisme, allégeance fonctionnelle et perception rationnelle des choses forment un tout très cohérent, de la même manière que, de leur côté, la précarité, le collectivisme, l’allégeance relationnelle, l’allégeance générationnelle et une perception irrationnelle des choses en forment un autre tout homogène et harmonieux.
L’objectivité permet de bien comprendre une situation, en évitant que des paramètres personnels viennent biaiser l’analyse. Elle permet de l’observer avec précision et d’en mesurer tout ce qui peut l’être. La subjectivité, elle, permet de prendre en compte tous les paramètres qui caractérisent les sujets engagés dans une situation, et de s’y impliquer personnellement. C’est pourquoi l’objectivité est préférée dans les cultures où règne une perception rationnelle des choses, et la subjectivité dans les autres.
En 2003, Thierry est un volontaire français en poste dans une école du village de Makak au Cameroun, où il est également trésorier de la petite association d’enseignants. Sur l’initiative de l’un d’entre eux, Dieudonné, un week-end sympathique est organisé dans un village voisin, moyennant une cotisation de 5000 F CFA (7,50 €) par personne. Au retour, Thierry prépare une synthèse des comptes de l’association dans laquelle il apparait que suite à la petite excursion, il manque 20 000 F dans la caisse, et que Dieudonné ne peut pas le justifier. Lorsque ce document est distribué aux membres de l’association à l’assemblée suivante, il est pris à partie par Dieudonné qui le traite d’« espèce d’individu ». Des débats très vifs s’engagent et ne prennent fin que lorsque le directeur de l’école, un homme réputé particulièrement intègre, décide de classer l’affaire sans suite.
La dispute décrite à la fin de cet exemple prend sa source entre autres dans cette variable culturelle : Thierry, avec sa perception rationnelle des choses, préfère l’objectivité. C’est tout le sens de ce qu’il fait lorsqu’il prépare puis distribue ce fameux document. Il est convaincu de bien faire et d’être dans son bon droit en agissant ainsi parce que justement, le problème qu'il met ainsi en lumière est clair, non ambigu, mesuré, précis. Dieudonné et les autres enseignants camerounais, eux, ne voient pas du tout les choses comme ça. Ce qui compte à leurs yeux, c’est de préserver avant tout les relations. L’objectivité qui nourrit la démarche de Thierry y nuit directement et n’est, pour cette raison, pas acceptable. Ils préfèrent clairement la subjectivité, qui permettra de résoudre le problème discrètement et ainsi à chacun de ne pas perdre la face malgré la faute effectivement commise. L’objectivité a quelque chose de froid et de rigide qui s’accorde mal avec l’allégeance relationnelle. La subjectivité, elle, est certes plus ambiguë mais moins nuisible aux relations, et il est relativement aisé de s’arranger avec son ambiguïté sous le règne d’une perception irrationnelle des choses.
L'influence de la préférence qu'on accorde collectivement à l'objectivité ou à la subjectivité porte aussi sur la façon dont chacun se forge ses croyances et ses certitudes. Attend-on d'avoir des éléments concrets, vérifiables, mesurables pour croire qu'une information importante est vraie, ou s'appuie-t-on plutôt sur la relation qu'on a avec la personne qui nous en a informé ? Quand on cherche à lever une ambiguité, préfère-t-on s'adresser à un quelqu'un dont l'expertise est reconnue sur le sujet en question ou préfère-t-on demander à quelqu'un qu'on connait ?
L'objectivité encourage clairement la première approche, et suscite souvent de la désaprobation envers celui qui croit ce qu'il a seulement entendu. Elle n'empèche pas les rumeurs et les légendes urbaines de circuler, mais elle suscite le besoin de vérifier les informations importantes et renforce la crédibilité de celui qui prétend savoir quelque chose lorsqu'il argumente avec des chiffres et des preuves.
La subjectivité, elle, prend sa source dans l'allégeance relationnelle à qui elle offre un terreau fertile. C'est pourquoi le crédit qu'elle donne à une information dépend beaucoup plus du porteur et de la relation qu'on a avec lui que des éléments concrets et formels qui entourent le message.
J’ai souvent entendu des expatriés européens porter sur leurs collègues ou employés africains un jugement qui, à mon sens, prend racine en particulier dans cette variable culturelle : « ils sont comme des enfants ». En effet, dans une culture où règne une perception rationnelle des choses et où l'on préfère donc l’objectivité, les enfants se caractérisent en particulier par le fait qu’ils ont une approche très subjective des choses. Et c’est le rôle des parents de leur apprendre l’objectivité afin de les encourager à être plus lucides sur ce qu’ils observent, plus justes sur ce qu’ils jugent, plus proches de la vérité… plus conformes à leur culture, en fait !
Les africains ne sont pas des enfants, et leur préférence pour une approche subjective des choses ne vient pas d’un manque d’éducation ou d’une faiblesse qui caractériserait leurs mentalités. Cette préférence se fonde sur le fait qu’elle entre en cohérence avec le reste de leur culture, en particulier en ce qui concerne l’allégeance relationnelle et générationnelle et leur perception irrationnelle des choses. Rappelons-nous, comme je le dis dans mon l’introduction, que les variables culturelles s’influencent mutuellement et forment un système cohérent. Bien sûr, cette subjectivité génère une faille et de nombreuses problématiques en découlent. Mais rappelons-nous aussi qu’aucune culture n’est infaillible. L’objectivité génère elle aussi une faille : sa froideur et sa rigidité nuisent aux relations et cultivent le fléau de la solitude qu’on considère aujourd’hui presque comme un épidémie tant sont nombreuses les personnes qu’elle affecte, en particulier en France.
Cette réalité fondamentale de l’existence humaine est difficile à définir en terme de perception rationnelle ou irrationnelle. L’expérience humaine du temps est probablement d’abord plutôt d’ordre irrationnel, dans la mesure où la perception qu’on en a varie grandement au gré ce qui se passe en soi et autour de soi. Puis au fil des siècles, on a apprit à en avoir une perception de plus en plus rationnelle, en le mesurant de façon de plus en plus précise, en faisant entrer cette mesure dans la vie quotidienne et en organisant de plus en plus d’activités autour d’un temps mesuré et délimité. Mais le fait est aussi que cette perception rationnelle du temps n’a pas effacé l’ancienne, qui continue de s’écouler de façon différente selon selon qu’on s’occupe ou qu’on s’ennuie, selon qu’on le passe seul ou en joyeuse compagnie, selon de quel côté de la porte des toilettes on se trouve.
Dans la mesure où personne ne peut échapper à une perception irrationnelle du temps, l’influence d’une culture sur cette variable va s’exercer sous la forme d’une insistance plus ou moins forte sur son caractère rationnel. Tous, nous éprouvons le temps de façon irrationnelle, mais ceux qui ont une perception rationnelle des choses considèrent aussi souvent le temps de cette manière : on apprécie de pouvoir fixer des horaires en insistant pour qu’ils soient respectés, on organise les activités en les délimitant dans le temps, on surveille leurs durées pour qu’elles ne soient pas trop longues, on optimise aussi souvent que possible l’usage qu’on a du temps dont on dispose, on se sent plus rassuré lorsqu’on a l’heure à porté de main, et cette fonctionnalité est implémentée dans de nombreux appareils du quotidien.
Au contraire, les populations qui ont une perception irrationnelle des choses s’attachent difficilement à une perception rationnelle du temps et s’en réclament volontiers avec cette fameuse phrase : « vous avez la montre, nous avons le temps ». Il semble bien, en effet, que le fait de ne pas mesurer le temps rende plus facilement supportable le fait de le voir s’écouler sans rien produire. Et c'est bien sûr ce qui inspire de n'accorder que peu d'importance à la précision des horaires. Au Gabon, par exemple, on ne dit pas « neuf heure moins le quart » ou « neuf heure moins cinq » mais simplement « neuf heure moins ». Evidemment, le respect des horaires souffre souvent un peu de cette approche du temps.
Quelle valeur donne-t-on au temps ? De façon générale, le temps est valorisé selon l’usage qu’on en a. Et plus on le consacre à un usage qui correspond aux impératifs de sa culture, plus il aura de valeur. Et très logiquement, plus le temps est valorisé, et plus il va être consacré à ce qui lui donne de la valeur.
Ainsi, une culture qui donne une perception rationnelle du temps le valorise particulièrement lorsqu’il est productif, lorsqu’il est l’occasion d’améliorer les choses, de faire surgir des innovations. Le temps est aussi valorisé lorsqu’il est « gagné ». Cette idée, plutôt curieuse lorsqu’on y réfléchit, découle directement de la tendance à mesurer et délimiter le temps induite par une perception rationnelle. Et de la même façon qu’il peut être valorisé lorsqu’il est gagné, il peut être perçu de façon éprouvante, stressante lorsqu’il est « perdu ».
Une culture qui donne une perception irrationnelle du temps le valorise particulièrement lorsqu’il est consacré à des considérations irrationnelles, au premier rang desquelles on trouve bien sûr les relations. De ses longues observations des cultures africaines, Evalde Mutabazi (professeur de sociologie à l'EM Lyon) tire la conclusion suivante :
En Afrique, on dit que le temps ne se perd jamais, surtout quand on le passe avec des amis, avec des gens qu'on aime bien, avec des gens de sa famille. Quand on le passe avec une personne intéressante, on ne le perd pas.
Le temps est la première ressource à leur être consacrée, souvent c'est vrai, au détriment des activités professionnelles, mais souvent aussi à leur avantage. En effet, une relation déjà tissée peut constituer une bonne base pour installer une collaboration professionnelle.
Une telle différence dans la valorisation du temps est une grande source de chocs culturels, en particulier pendant le temps de travail. Quand les uns considèrent que ce temps doit avant tout être le plus productif possible, les autres portent le désir d’en consacrer toujours une part importante aux relations. L’équilibre est difficile à trouver, mais c’est un enjeu majeur en terme de management.
Il y a bien des façons de gérer l’espace et là encore, le fait d’en avoir une perception rationnelle ou irrationnelle va être très déterminant.
Basiquement, une perception rationnelle de l’espace conduit à l’organiser de façon ordonnée, rangée, pratique, ergonomique. Il va bien sûr être mesuré et conditionné pour atteindre des objectifs quantifiables de productivité, de rentabilité, de temps à gagner ou à ne pas perdre. Ce mode de gestion se vérifie dans les entreprises, dans les commerces, dans les foyers, ainsi aussi que dans l’organisation des villes et des transports.
Ces préoccupations ne sont pas une priorité quand on a une perception irrationnelle de l’espace. Dans ce cas, son organisation est orientée au bénéfice des relations.
Le cas des commerces est particulièrement éclairant à ce sujet. Dans une ville comme Libreville où se côtoient des supermarchés très proches du modèle français et des boutiques et supérettes organisées « à l’africaine », la différence de gestion de l’espace saute aux yeux : les supermarchés sont spacieux et leurs rayons sont ordonnés, les portes sont automatiques et tout est fait pour que les clients se sentent à l’aise au sens occidental de cette expression. Il est relativement facile de s’y mouvoir avec un caddie et il est aussi facile de s’orienter dans les rayons pour trouver ce que l’on cherche. Même avant d’entrer, on trouve souvent des parking spacieux et où chaque emplacement est délimité par un marquage au sol.
Au contraire les commerces gérés à l’africaine sont souvent très étriqués, les couloirs sont trop étroits pour manoeuvrer aisément un caddie (lorsqu’il y en a) et sont souvent encombrés de marchandises en attente d’être rangées (ou pas…). Les produits sont plus ou moins ordonnés et souvent trop serrés pour que les catégories soient bien distinctes les unes des autres. Quant au parking, il n’y en a souvent pas, les clients se garent comme ils peuvent et parfois, même l’accès à l’entrée du magasin est partiellement obstrué par des caisses de marchandises empilées. Mais en quoi cela bénéficie-t-il aux relations ? Et bien quand on a du mal à trouver ce qu’on cherche, on a souvent pas d’autre choix que de demander, et cela pousse à aller vers les autres. De même, quand on doit porter ses achats dans les bras et qu’on a du mal à se mouvoir, on peut aussi se faire aider. Faire ses courses seul sans rien demander à personne n’a rien d’évident et, ce n’est pour ainsi dire, « pas l’ambiance ».
Un autre aspect très irrationnel en ce qui concerne les commerces est la façon dont les plus petits (les boutiques) sont répartis dans l’espace urbain. Une approche rationnelle conduirait à optimiser le plus possible leur répartition afin que la clientèle puisse trouver un peu de tout à peu près partout. Et aussi bien sûr, pour que chaque commerçant ne soit pas trop proche de ses concurrents. Au contraire, il est fréquent de voir ces petites boutiques alignées dans une même rue alors qu’elles vendent toutes les mêmes produits. Ca ne parait pas très logique ? En fait, cela correspond à une autre logique : celle d’une approche irrationnelle dominée par l’allégeance relationnelle. Ce qui compte avant tout aux yeux de ces commerçants, ce sont les relations qu’ils tissent les uns avec les autres. Peu importe ce qu’ils vendent. Ce n’est pas une étude de marché (rationnelle) qui les a conduit à ouvrir là leurs boutiques. Souvent un premier est venu s’installer ici parce qu’il y avait de la place, et les autres l’ont rejoint parce que leur ami était là. Ou alors les clients ont pris l'habitude de venir à cet endroit pour acheter un type de produit particulier, et d'autres viennent vendre la même chose parce que l'habitude fait force de loi.
L’organisation de l’habitat est du même ordre. En occident, on en cultive une approche rationnelle à travers de nombreuses normes, un désir d’optimisation de l’espace et d’ergonomie pour la vie quotidienne. Et il y a une certaine homogénéité entre les pièces d’une maison : rares sont celles qui sont dévalorisées par rapport aux autres car chacune a son rôle, un peu à la façon dont l’allégeance fonctionnelle impose à chaque personne d’avoir sa fonction. En Afrique, au contraire, certaines pièces sont largement privilégiées au détriment des autres. Et c’est là encore la priorité accordée aux relations qui sous-tend cette sorte de déséquilibre : les pièces destinées à accueillir les visiteurs (le salon en particulier) sont souvent mises en valeur, c’est là qu’on trouve les beaux meubles, la décoration et que le rangement et le ménage sont volontiers réalisés quotidiennement. Le sociologue gabonais Anaclet Bissiélo n’hésite pas à affirmer que, pour la classe moyenne du Gabon, dépenser une fortune pour acheter un salon est une question de dignité et de défense du rang social. On sent bien ici le poids de l’allégeance relationnelle.
Les pièces consacrées à l’intimité des occupants sont secondaires et l’entretien de leurs équipements n’est pas une priorité. La plomberie est souvent défaillante, les ampoules grillées tardent à être remplacées et l’électroménager endommagé continue de fonctionner aussi longtemps qu’il peut encore rendre un minimum de service.
Chez une famille de Ouagadougou, le réfrigérateur est en panne. Seul le bloc de congélation marche encore. C’est assez mal pratique, mais personne ne songe à le faire réparer ou à le remplacer. Pourtant le papa est salarié d’une banque, l’investissement devrait être supportable pour ses revenus. Pourquoi ne s’en préoccupe-t-il pas ?
Sans doute parce qu’il a d’autres priorités familiales qui consomment tout son salaire, et aussi parce que cet appareil se trouve dans la cuisine, ou aucun visiteur ne se rend. S’il en avait une perception rationnelle, il s’en préoccuperait sans doute, mais ce n’est pas le cas. Quant à sa femme, il est clair qu’un réfrigérateur qui fonctionne lui rendrait service : elle pourrait faire les courses une seule fois par semaine plutôt que d’aller au marché tous les jours. Sauf que le marché est pour elle une occasion de tisser des relations avec les commerçantes qu’elle y rencontre, et pourquoi pas aussi avec des amies qui font leurs courses en même temps. Ce moment a donc plus de valeur à ses yeux que de rester tranquillement à la maison, même si ça lui coute l’effort d’un allé-retour à pied avec des provisions à porter. Comme ce qui s’y passe correspond bien aux priorités de sa culture, elle considère ce moment de façon plutôt positive. Alors à quoi bon dépenser de l’argent dans un nouveau réfrigérateur ? Et puis faire les courses au quotidien est aussi plus en accord avec le fait qu’on ne sait jamais à l’avance quels seront les visiteurs du jour. Passer à l’improviste est une pratique courante et généralement appréciée sous l’allégeance relationnelle.
L’urbanisation de l’Afrique est très différente de celle de l’Occident. On est bien sûr particulièrement loin des villes américaines tracées en blocs où il est difficile de faire plus rationnel, mais au delà de l’architecture urbaine, c’est l’organisation des villes qui est imprégnée d’irrationnel et d’allégeance relationnelle. En fait, plutôt que d’être organisées pour être pratiques, les villes le sont de manière à ce que les gens soient conduits à se rendre service les uns les autres. Et effectivement, beaucoup des services qui sont par exemple rendus en France par des automates ou des organisations rationalisées le sont en Afrique par des gens dans la rue : taxis (à la mode africaine), « michelins » (artisans réparateurs de pneus), vendeurs (de pain, de plats préparés, de fruits et légumes, de boissons, de crédit téléphonique, de journaux, de condiments, de bouteilles de gaz, d’ustensiles du quotidien…), couturiers, ouvriers journaliers, gardiens de voiture, mécaniciens, installateurs d’antennes TV, tondeurs de gazon, réparateurs de climatisation… Evidemment, cette organisation est très irrationnelle, car si vous avez besoin de quelqu’un, vous n’êtes jamais sûr de trouver la bonne personne au bon moment. Mais globalement ça marche. La priorité n’est clairement pas de faire en sorte que la disponibilité de ces services soit garantie, mais bien qu’il y ait des gens pour s’en charger joignables sur la base de relations à tisser au quotidien.
Ainsi, il est souvent difficile de trouver seul la personne dont on a besoin. Et à moins de chercher carrément une entreprise, oubliez les annuaires. La meilleure approche, c’est celle du bouche à oreille : vous cherchez une nounou, une femme de ménage, un mécanicien ou un technicien pour installer un climatiseur chez vous ? Parlez-en à vos amis, demandez au commerçant qui tient la petite boutique du coin ou au ferrailleur qui démonte des épaves de voiture sur le terrain vague du quartier. Eux connaitrons quelqu’un qui connait quelqu’un qui fera l’affaire, c’est comme ça que ça marche. Sans aucune garantie bien sûr, car tout ceci reste toujours très irrationnel, mais le fait est que globalement ça fonctionne.
L’organisation des routes est elle-aussi très irrationnelle : la signalisation par panneaux et marquage au sol est souvent manquante, les feux rouges en panne peuvent le rester pendant des années et les panneaux indiquant les directions sont trop rares pour pouvoir s’appuyer dessus.
La voix express de Libreville est traversée par plusieurs ponts au niveau desquels se trouvent des sorties qui permettent de rejoindre les différents quartiers traversés par cet axe. L’une d’entre elles permet de rejoindre la route des « PK » qui va du centre ville au nord de Libreville. Il faut savoir qu’ici, pour prendre cette route en direction du nord, il faut sortir avant le pont, alors que pour rejoindre le centre ville, il faut sortir après le pont. Mais aucun panneau ne l’indique. Au pont suivant, il n’y a qu’une sortie, placée avant, qui permet de partir dans les deux directions. Si vous pensez donc sortir après le pont pour prendre ici la direction du centre ville, dommage, il n’y a pas de sortie. Tout ceci serait plus simple si tous les ponts étaient tous organisés de la même manière, ou si, au moins, il y avait des panneaux. Mais ça c’est une façon rationnelle de concevoir la route…
Même l’entretien des routes est souvent irrationnel : dans les quartiers de moindre importance, qui peuvent néanmoins avoir une forte densité de population et être traversés quotidiennement par de très nombreux véhicules, ce n’est pas une entreprise de BTP qui vient réparer le goudron abîmé après avoir répondu à un appel d’offre municipal. C’est un ou deux gars du coin qui viennent avec leur pelle, leur brouette et leurs cailloux boucher les trous comme ils peuvent et demander ensuite aux automobilistes qui passent de « financer les travaux » par le don d’une ou deux pièces de monnaie.
Ou alors, c’est la petite association du quartier qui s’en charge en finançant l’achat de matériaux un peu plus appropriés, ce qui permet d’obtenir un résultat un peu meilleur, mais où l’irrationnel garde sa place ne serait-ce que parce que les travaux en cours sont signalés par des morceaux de bois là où on s’attendrait à trouver des cônes oranges et des barrières mobiles.
Cette façon d'entretenir les rues et souvent de ne pas les entretenir, concrétise l'ambiance irrationnelle d'une façon surprenante : les rues changent au fil des jours, comme si elles étaient vivantes. Aujourd'hui le goudron est impeccable, demain un trou va apparaitre. Au fil des semaines il s'agrandit, puis un beau jour, il est bouché avec du sable et des cailloux qui ne tiendront pas longtemps, etc... Ainsi, ces infrastructures ne sont pas tout à fait les mêmes que les rues de la plupart des villes de France qui sont tellement stables qu'on ne peut pas douter de leur nature artificielle. Elles sont rationnelles. Les rues africaines, elles, sont comme la plupart des choses : imprégnée d'irrationnel.
D’autre part, si on prend un peu de recul, c’est une autre caractéristique des villes africaines qui apparait et qui met à nouveau en lumière une perception irrationnelle des choses. Il est en effet frappant de constater que de nombreux quartiers dans les grandes villes sont organisés de façon très rurale. Pas tous, bien sûr, mais c’est particulièrement vrai dans les quartiers d’habitation. L’urbanisation y reste limitée : des rues en terre battue, d’autres goudronnées mais très abîmées, des habitations et de petits commerces installés de façon anarchique, des égouts à ciel ouvert, des terrains laissés en friche ou la végétation reprend sa place, des chantiers abandonnés, des installations électriques et hydrauliques peu entretenues avec des connexions sauvages et des fuites, des trottoirs brisés, du mobilier urbain rare et en mauvais état, un éclairage nocturne absent ou défaillant, des poteaux dangereusement penchés sur les routes, des chèvres et des poules qui vagabondent… Il arrive aussi d’y rencontrer des chefs de quartier dont le rôle est proche de celui des chefs de village, et l’ambiance générale, ne serait-ce que sur le plan visuel, est très rurale. Certes, on n’y retrouve pas forcément le style de construction des villages africains, mais l’ambiance est plutôt celle d’une urbanisation laborieuse qui, faute d’être aboutie, laisse du coup de la place à une grande part de ruralité.
Pour vous donner une idée de ce que je veux dire, voici quelques photos que j’ai prises moi-même à Libreville ou ailleurs. Attention, ces photos ne sont pas représentatives de la ville dans son ensemble, mais mettent en lumière une réalité qu’on rencontre dans certains quartiers qui, par ailleurs, ne sont pas spécialement défavorisés.
Une perception rationnelle des choses accompagnée de l’allégeance fonctionnelle conditionne les modes d’organisation pour qu’ils soient efficaces et fonctionnels. En rationalisant le temps et l’espace, la vie des individus, la vie des entreprises, la vie des administrations et la vie de la cité sont organisées pour que tout fonctionne au mieux, en évitant autant que possible les gaspillages et les pertes de temps. Et lorsqu’une organisation ne répond pas à ce critère, elle risque fort d’être critiquée et ses responsables désavoués.
A l’inverse, une perception irrationnelle des choses accompagnée de l’allégeance relationnelle, qui n’est donc pas fonctionnelle, n’impose pas un tel impératif d’efficacité, de rentabilité et d’économie. Cela crée parfois des situations étonnantes :
Au Gabon, comme dans bien des pays d’Afrique francophone, la plupart des opérations commerciales du quotidien se font en liquide. Par exemple, la plupart des usagers paient de cette façon leurs impôts qui, pourtant, sont calculés au Franc CFA près. Si vous allez au centre des impôts de Libreville Nord à l’heure d’ouverture des caisses, vous n’aurez pas d’autre choix pour payer que de faire l’appoint. Pourquoi ? Simplement parce que les caisses sont entièrement vidées chaque soir, mais pas réapprovisionnées le matin en petite monnaie, il n’y a donc pas de fond de caisse. Si vous ne pouvez pas faire l’appoint, la caissière vous suggèrera d’aller faire de la monnaie auprès d’un commerçant du quartier, ou d’attendre qu’un autre usager « approvisionne » la caisse en monnaie en payant son propre impôt.
Notons que cette administration n’a pas le monopole de ce mode d’organisation un peu surprenant puisque certaines agences bancaires de Libreville font de même : mais cette fois-ci, lorsque l’agent au guichet manque de petite monnaie, il envoie un gardien en chercher. Autrement dit, il demande à un salarié d’un prestataire extérieure à la banque de circuler avec de l’argent de la banque. Ce qui, bien évidemment, ne correspond en rien à son travail et requiert un certain niveau de confiance. C’est le genre de situation où l’on sent bien qu’on est sous le règne de l’allégeance relationnelle et pas du tout sous celui de l’allégeance fonctionnelle.
« Désordre » est un mot qui illustre particulièrement bien l’impact d’une perception rationnelle ou irrationnelle des choses sur les modes d’organisation. Dans tous les cas, il s’agit d’un terme très péjoratif qui évoque un problème affectant directement ce qui est important aux yeux de celui qui l’emploi.
Mai 2017 à Libreville au Ministère des Transports, je viens récupérer une carte grise demandée quelques jours plus tôt. La secrétaire qui me reçoit occupe un bureau à l’image de ce que j’ai souvent vu dans les administrations gabonaises : plusieurs agents qui partagent un espace étriqué où règne un désordre qui me fait toujours me demander comment ils s’y retrouvent… Et pourtant cela ne semble gêner personne, et la secrétaire en question n’a aucune difficulté à retrouver rapidement la carte grise qui m’attend au milieu d'une pile de documents très variés.
Au Gabon comme au Cameroun, les élèves passent l'examen du CEP (certificat d'étude primaire) à la fin du cycle primaire. Et pour les y préparer, on leur fait passer un ou deux CEP blancs en cours d'année. C'est ainsi qu'en 2017, les résultats du premier CEP blanc à Libreville se font attendre. Je me renseigne auprès de la directrice d'une l'école qui m'explique pourquoi les corrections sont rendues compliquées : les 14000 copies concernant une quinzaine d'écoles différentes sont entassées en vrac dans une salle. Difficile de s'y retrouver, effectivement, mais ça n'a pas l'air de géner qui que ce soit au ministère de l'Education Nationale...
Une perception rationnelle des choses conduit à articuler les prises de décision sur une évaluation précises des réalités engagées et des risques encourus. Plus la décision est importante par ses risques ou ses enjeux, et plus tout ce qui la concerne est mesuré pour sécuriser au maximum le choix qui sera fait : quels seront les coûts, les délais, les conditions de transport ou de règlement, quelles sont les garanties, etc… Et il n’est pas rare qu’une décision importante soit remise à plus tard ou même abandonnée parce qu’un des paramètres évalués n’est pas satisfaisant.
Lorsque c’est une perception irrationnelle qui domine, ces mesures sont pour la plupart inaccessibles, et pour certaines, délibérément ignorées. J’ai souvent vu, en Afrique ou en Haïti, des décisions importantes prises sur la base du hasard, du « je tente ma chance », « on essaie et on verra bien ». Souvent aussi, les seuls critères de décision retenus sont d’ordre relationnel, basés sur la confiance, sans aucune notion de garantie : « telle personne que je connais m’a dit ceci, donc on va faire comme ça… ». Une approche objective est rare, la subjectivité lui est très souvent préférée. Les résultats, bien sûr, sont eux aussi de l’ordre de l’irrationnel : parfois excellents, parfois désastreux, au gré des circonstances et des évènements. Ce mode de fonctionnement peut paraitre inapproprié à de nombreuses situations, mais le fait est qu’il est le plus compatible avec le règne de la précarité (qui, d’une certaine façon, est ici accepté et cultivé), l’allégeance relationnelle (qui joue fort son rôle) et une perception irrationnelle des choses.
Achèteriez-vous un moteur d’occasion au Cameroun pour le faire transporter au Gabon par la route et le faire monter dans votre voiture par un mécanicien de quartier installé sur un terrain vague ? Il y aurait peu de chance que le résultat soit satisfaisant n’est-ce pas ? Une opération aussi coûteuse et complexe, mieux vaudrait la confier à un concessionnaire bien équipé qui se préoccupe de la qualité des pièces qu’il revend avant de les faire venir.
Et bien je connais une camerounaise qui l’a fait. Evidemment, il a eu de nombreux problèmes dont, en particulier, de nombreuses pièces à changer et la voiture qui a commencé à prendre feu à la première sortie avec son nouveau moteur…
Lorsque je travaillais à Port-au-Prince (Haïti) en 2003 dans une faculté privée de Sciences Informatiques, il a fallu acquérir des ordinateurs pour que chaque étudiant puisse travailler seul sur son poste. Le recteur a fait appel à une connaissance qui lui a demandé de payer d’avance plusieurs milliers de dollars US pour des ordinateurs d’occasion importés des USA, sans voir la marchandise et donc sans rien pouvoir vérifier à l’avance. A l’arrivée, il manquait une machine, deux autres ne fonctionnaient pas et le câble d’un des moniteurs était écrasé au point d’être inutilisable. Deux jours plus tard, un businessman haïtien est venu à l’université, très en colère contre ce revendeur d’ordinateur, qui nous avait vendu, au businessman et à nous, les mêmes machines…
Quand on a une perception rationnelle des choses, on adhère difficilement à ces considérations qui, par nature, sont difficilement rationalisables. En 2015 en France, 1/3 de la population se déclare athée et seuls 4,5% des catholiques (religion historique de la France) affirment avoir une pratique au moins hebdomadaire de leur religion.
Au contraire, les populations qui ont une perception irrationnelle des choses adhèrent très volontiers à ces considérations et y attachent souvent une grande importance. Comme je l’indiquai plus haut, en Afrique, les églises de toutes confessions se remplissent facilement, et les traces de religion sont visible quasiment partout : de la musique religieuse dans les supermarchés, les bureaux ou comme sonnerie de téléphone portable, des symboles religieux sur les tables de travail, des références religieuses dans les noms des boutiques et sur les voitures…
En 2013, je me rend un jour dans un hôpital de Libreville pour une consultation. L’infirmière qui me reçoit me demande d’attendre le médecin dans une salle de soin sur la porte de laquelle est collée une affiche : « c’est Dieu qui guérit ».
Un autre jour en 2016, je consulte un généraliste dans une clinique privé. Il m’explique que de nombreux patients souffrent de la grippe au point qu’il préfère porter un masque de chirurgien lorsqu’il passe dans les couloirs pour éviter de ramener la grippe à ses enfants. Il précise cependant : « j’ai bien conscience que cette précaution ne suffit pas à nous protéger complètement, alors pour le reste, je compte sur Lui », dit-il en pointant son doigt vers le ciel.
En 2018, dans le seul quartier de Nsimeyong à Yaoundé, on compte pas moins de 30 communautés chrétiennes de confessions différentes.
Les africains restent également très attachés à leurs religions ancestrales, comme le Vaudou autour du Golfe du Bénin et en Haïti ou le Bwiti au Gabon.
Bien sûr, ces considérations ne sont pas toujours positives et les africains redoutent souvent autant en la sorcellerie qu’ils croient en Dieu.
A Libreville, j’ai connu une dame qui a un jour trouvé une liasse de billets de banque qui trainait par terre, en pleine rue. Il devait y en avoir pour au moins 100 000 F CFA (plus de 150 €), ce qui est tout à fait significatif dans l’environnement économique du Gabon. Elle a pourtant délibérément refusé d’y toucher : elle craignait que cet argent ait été « travaillé » par un sorcier et qu’il lui cause du tord sous l’effet d’une action mystique malveillante.
Pour le moins qu’on puisse dire, voilà une approche particulièrement irrationnelle de la chose. D’un point de vue rationnel, la seule chose logique à faire est de ramasser l’argent et de se réjouir de cet enrichissement inattendu et sans effort. Voyez à quel point une perception irrationnelle des choses peut influencer le comportement d’une personne qui, par ailleurs, n’est pas particulièrement fortunée et aurait sans aucun doute apprécié une telle rentrée d’argent.
Il m’est arrivé à moi aussi de trouver de l’argent par terre en arpentant les rues de mon quartier à Libreville. C’était un billet de 10 000 F CFA (environ 15 €) que j’ai ramassé sans trop me poser de question et dont je ne peux pas dire qu’il m’ai porté malchance ou une quelconque malédiction. Pourtant, j’ai entendu dire à plusieurs reprises qu’il ne faut pas ramasser l’argent au sol, parce que ce serait ainsi que des sorciers tendent des pièges mystiques, souvent avec des petites pièces de 10 ou 25 F CFA. Certains disent qu’ils ne le font pas avec des billets parce que ça leur couterait trop cher. D’autres, au contraire, affirment qu’avec un gros billet, le piège est encore plus fort, d’où la crainte de la dame face à la liasse de 100 000 F CFA. Mais qui peut vérifier que ce genre d’histoire est réel ? Comment s’en assurer ? Le simple fait de se poser ce genre de question montre qu’on est déjà dans une démarche d’ordre rationnel qui ne correspond pas à ce genre de chose. Les gens y croient et par conséquent se méfient, c’est tout. La tentation est grande alors de mépriser ce genre de croyance et du même coup ceux qui les portent. Je vous invite au contraire à les respecter, car aussi absurdes qu’elles puissent paraitre, le fait est que ces croyances entrent en cohérence avec la culture de ceux qui y croient. D’une certaine façon, se moquer de leurs croyances c’est se moquer de leur culture, ce qui peut être très blessant.
Les religions traditionnelles africaines sont nombreuses et diverses. Je me permettrai ici pour généraliser et simplifier (mais toujours sans caricaturer), de les rassembler sous une dénomination commune : l’animisme. Ces religions ancestrales cohabitent aujourd’hui presque partout en Afrique avec le christianisme et l’islam dont l’influence varie selon les pays. Et cette cohabitation est généralement sereine, au moins aussi longtemps qu’aucune forme de fanatisme ne vient troubler cette paix. Ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont de nombreux croyants en Afrique n’hésitent pas à mélanger les religions. Au delà du fait que les croyances religieuses sont de l’ordre de l’irrationnel, une approche rationnelle conduit néanmoins à délimiter précisément les croyances qui relèvent effectivement d’une religion particulière de celles qui s’en écartent. C’est ainsi que le syncrétisme est plutôt désavoué en Occident pour les croyants qui se réclament d’une confession.
Au contraire, chez les chrétiens ou musulmans d’Afrique, leur perception irrationnelle des choses leur procure une perception souvent moins rigoureuse de leur religion. Ajouté à cela, leur attachement à leurs traditions ancestrales suscite la tentation à la fois forte et récurrente de recourir de temps en temps à des rituels animistes. Que ce soit pour obtenir une promotion professionnelle, pour résoudre un problème d’argent ou de coeur, ou encore pour se faire délivrer d’une malédiction, voir un marabout ou un nganga n’est pas rare. Beaucoup ne voient pas d’opposition entre leur foi chrétienne ou musulmane et ces pratiques païennes.
Peut-être avez-vous déjà entendu parlé de la médecine dite « traditionnelle », qui est celle pratiquée de façon ancestrale en Afrique (pas seulement). Elle prend souvent une forme particulièrement irrationnelle qui rend difficile les connexions avec la médecine moderne très rationnelle. De fait, on voit bien comment la culture influence profondément cette discipline qui touche aux aspects les plus fondamentaux de l’existence humaine : la vie, la transmission de la vie, la santé, la douleur, la perspective de la mort et la mort elle-même.
Les peuples qui ont une perception irrationnelle des choses pratiquent une médecine pleine d’irrationalité, tandis que ceux qui en ont une perception rationnelle pratiquent une médecine très scientifique (même si on y admet parfois quelques touches d’irrationalité).
Mais les différences culturelles en ce qui concerne la santé ne se limitent pas à ce qui distingue la médecine traditionnelle de la médecine moderne. Car cette dernière est de plus en plus pratiquée en Afrique, par du personnel africain qui se l’approprie de mieux en mieux, même si de nombreux obstacles restent encore à franchir. On le sait bien, la santé commence dans la vie quotidienne, pas à l’entrée des cabinets médicaux. Et dans biens des cas, la perception irrationnelle des choses que cultivent les africains posent de vrais problèmes.
Comme la plupart des femmes africaines, Gislaine va régulièrement se faire coiffer, ce qui consiste la plupart du temps en un travail long et élaboré d’ajout de mèches de couleur dans ses cheveux naturels. Selon le modèle choisit, la coiffeuse doit parfois utiliser des aiguilles, et il est fréquent que par de petites maladresses, elle pique le crâne de sa cliente. Le risque est donc redouté que ce genre d’accident très bénin soit une occasion de transmission du VIH, contre laquelle il est facile de se protéger en employant simplement des aiguilles neuves à chaque nouvelle patiente. Ce jour là, Gislaine demande donc à la coiffeuse si elle a bien pris de nouvelles aiguilles. Réponse de la coiffeuse : « ma chérie c’est pas la peine. C’est Dieu qui nous protège, il ne faut pas t’inquiéter »… Cette fois-ci Gislaine a préféré renoncer. Grâce, peut-être à l’inculturation dont elle a bénéficié pendant ses années d’étude en France ?
A ma connaissance, aucun cas de transmission de ce type n’a été recensé, mais on voit bien comment une perception irrationnelle des choses influence le raisonnement de la coiffeuse : elle ne remet pas en cause la réalité peut-être contestable du risque, elle s’en protège par un moyen d’ordre irrationnel. C’est son raisonnement qui est réellement dangereux, car il n’y a pas de raison qu’elle en change lorsqu’elle se trouvera dans une situation où le risque est avéré.
Quant aux hopitaux et cliniques, ils ne sont pas nécessairement à l’abri de cette problématique, même s’ils sont conçus sur les modèles occidentaux.
Je me rend un jour dans une clinique de Libreville pour une simple consultation. La dame qui m’accueille me demande d’attendre l’arrivée du médecin dans la salle de soin. Sur la porte de celle-ci, une feuille est collée : « C’est Dieu qui guérit »…
L’énergie a ceci de particulier qu’elle est, dans une certaine mesure, invisible et intangible. L’eau et l’électricité, en particulier, le sont parce qu’elles circulent dans les câbles et les tuyauteries des bâtiments, ce qui les rend difficilement mesurable à moins d’employer des outils pour le faire. Une perception irrationnelle des choses, du coup, conduit à considérer l’énergie avec une certaine indifférence. Non pas que les gens n’y attachent aucune importance, car tout le monde se réjouit d’avoir de l’eau à ses robinets et de l’électricité à ses prises murales, et espère que les coupures d’alimentation ne durent pas trop lorsqu’elles surviennent. Mais l’indifférence dont je parle se manifeste dans la façon de gérer la consommation de ces sources d’énergie. Une perception irrationnelle rend difficile la compréhension qu’une consommation gérée avec précaution permet d’éviter le gaspillage et de faire des économies. Garder fermées les portes des réfrigérateurs et des salles climatisées, réparer les fuites d’eau dès qu’elles surviennet, éteindre les lumières ou les appareils électriques d’une pièce qu’on est le dernier à quitter… Ces petites attentions sont souvent plus considérées comme des taches pénibles qu’on néglige volontiers que comme des occasions d’économiser de l’argent, y compris pour les personnes qui paient les factures. En effet, quand on en a une perception irrationnelle, le lien entre une ampoule allumée inutilement et l’augmentation de la facture d’électricité n’a rien d’évident. La compréhension du mécanisme qui fait qu’un réfrigérateur ou un climatiseur consomme plus lorsqu’une source de chaleur vient contrebalancer sa production de froid l’est encore moins.
Sur certains site Web dédiés aux économies d’énergie (comme consommerdurable.com), on recommande de retirer les emballages superflus des aliments conservés au réfrigérateur.
Quand on a une perception rationnelle de l’énergie, un tel conseil fait sens : on sait que les économies ainsi réalisées sont certainement dérisoires et qu’il faut les combiner avec d’autres astuces du même type, mais quoi qu’il en soit, ça évite bien un gaspillage réel d’énergie et d’argent, même s’il est petit. Quand on a une perception irrationnelle de l’énergie, les effets d’un tel conseil sont tellement imperceptibles que ce dernier en devient quasiment absurde.
L'irrationnel peut aussi se manifester en ce qui concerne l'énergie par la façon dont elle est distribuée ou pas. A priori, on s'attend volontiers à ce qu'une coupure d'eau dans un quartier affecte tous les consomateurs qui y résident sans distinction... Et bien non. A Yaoundé, il m'est arrivé plusieurs fois d'avoir de l'eau à mes robinets quand mes voisins n'en ont pas, ou l'inverse. De même, je trouve souvent la facture d'électricité accrochée à mon compteur à quelques mètres de ma porte, mais ça n'a rien de systématique. Pourtant le compteur est bien relevé chaque mois sans oubli, alors ? Alors l'irrationnel règne en Afrique sur l'énergie comme sur le reste, parce que ça fait sens dans les cultures locales.
J’ai déjà évoqué dans le chapitre sur les relations et les activités les raisons pour lesquelles l’oralité reste très privilégiée dans les cultures sous allégeance relationnelle. Une perception irrationnelle des choses vient encore renforcer cette préférence : mettre quelque chose par écrit permet entre autres d’en préserver la fiabilité, d’éviter que l’information soit altérée par l’influence du temps sur la mémoire ou par la façon dont dont chacun comprend ce qu’il entend, l’interprète et le restitue. En cela, l’écriture est une façon de rationaliser ce qui est exprimé. Rien d’étonnant, donc, à ce que des personnes qui ont une perception irrationnelle des choses aient une préférence pour l’oralité, et du même coup un certain manque d’intérêt pour l’écrit.
Les deux photos ci-dessous ont été prises à Yaoundé dans un immeuble qui abrite entre autres un cabinet de notaire et un bureau d'étude. On pourrait croire que grâce à ces plaques fixées près des portes dans le couloir principal, il est facile de s'y retrouver... Pas du tout : ces deux entreprises ont échangé leurs bureaux, mais n'ont jamais échangé les plaques. Il y a donc chaque jour des gens qui cherchent d'un côté du couloir le professionnel qui se trouve de l'autre côté.
Les conséquences de cette préférence dans la gestion de l’information sont nombreuses et quotidiennes. Trouver une information simple et fiable est souvent compliqué, car les traces écrites manquent et sont peu fiables. La solution la meilleure est souvent d’avoir recours à l’oralité, de demander aux gens.
L’exemple des annuaires à Libreville est particulièrement éclairant : le travaille des entreprises qui les gèrent est particulièrement laborieux, même pour le référencement des sociétés et des professionnels. Ces derniers se préoccupent peu de savoir s’ils sont présents dans les annuaires et surtout si les données qui les concernent sont à jour. Ca parait pourtant essentiel pour une entreprise qu’un client potentiel puisse trouver facilement ses coordonnées. Mais les annuaires sont truffés d’erreurs parce que les numéros de téléphones changent mais ne sont pas mis à jour, parce que les adresses mail et de site Web ne sont pas enregistrées avec la rigueur orthographique qu’impose leur syntaxe, parce que tous ces détails sont aussi petits qu’importants, mais finalement trop petits pour que leur importance soit prise en considération. Quand on se trompe un peu sur la prononciation d’un nom, ce n’est pas très grave, on finit toujours par trouver la personne qu’on cherche. Mais une adresse mail est totalement fausse lorsqu’elle comporte la moindre altération. Encore une fois cette précision est souvent perçue comme excessive et conduit les gens à s’en tenir à distance, sans même se soucier du fait que ça pourrait leur faire rater quelques clients.
Ainsi, localiser une entreprise ou une administration, connaitre ses jours et horaires d’ouverture, savoir si tel produit y est commercialisé et à quel prix, tout ceci est souvent compliqué aussi longtemps qu’on ne trouve pas la personne qui sait. Ici l’irrationnel pèse parfois lourd sur l’efficacité au quotidien, mais cela correspond bien mieux à la culture locale.
Décembre 2016, un matin à l’aéroport de Libreville au Gabon. Le passager que je viens chercher doit arriver de Yaoundé par le vol d’une compagnie africaine sensé arrivé à 10h25. Mais l’écran d’informations en temps réel sur les vols du jour n’affiche tout simplement rien sur celui qui m’intéresse. Inquiet, je demande à la dame du bureau d’information ce qu’il en est :
« Mais si monsieur, ce vol est bien prévu mais pour 10h45 ».
Sur l’écran d’information, je trouve effectivement le vol de la compagnie en question dont l’arrivée est prévue à 10h45, mais il est indiqué provenant de Brazzaville… Finalement, l’avion de mon contact a atterri comme prévu initialement à 10h25, en provenance de Yaoundé. Autrement dit, à l'aéroport de Libreville, même sur un écran d’information en temps réel dont on s’attendrait à ce que la fiabilité soit irréprochable, on peut trouver une ligne erronée à la fois sur l’horaire et sur le nom de l’aéroport de départ…
Ce que je dis au sujet de ces deux mots apparement si simples dans le chapitre sur les relations et les activités trouve un écho particulier ici. Les principes de précision et de flou s’appliquent ici comme ailleurs. Quand on a une perception rationnelle des choses, « oui » signifie précisément « oui » et « non » signifie précisément « non ». Sauf exception, il n’y a pas de raison pour qu’il en soit autrement. Mais quand on a une perception irrationnelle des choses, la signification d’un mot peut être tout aussi floue que le sont les limites ou les petites quantités, ce qui permet de comprendre un peu plus pourquoi une réponse positive d’un africain à une demande ne signifie pas forcément « oui je vais le faire ».
Si la notion de famille est largement conditionnée par l’allégeance relationnelle et l’allégeance générationnelle, on constate là encore qu’une perception irrationnelle des choses est très cohérente avec ce mode de conception de la famille.
Un des aspects les plus marquants de cet aspect est l’importance que les gens accordent à leurs ancêtres. Quand on a une perception rationnelle des choses, les morts sont morts et les vivants avancent sur leur propre chemin. Eventuellement, on consacre parfois un peu de temps à la mémoire des morts, mais ça ne va guère plus loin. A l’inverse, il n’est pas rare de voir des africains marquer un fort attachement à leurs ancêtres, et cela va souvent plus loin que le simple souvenir. Il n’est pas rare qu’ils soient cités ou invoqués dans des moments importants, qu’ils aient une place symbolique dans les maisons et qu’une référence leur soit faite dans des situations tout à fait courante.
Le 29 février 2016, le Président du Gabon Ali Bongo Ondimba annonce ainsi sa candidature aux élections présidentielles à venir : « Avec la grâce du Tout-puissant, la bénédiction de nos ancêtres et le soutien de tous, je vous annonce ma candidature à l'élection présidentielle de cette année… ».
Au Burkina Faso, j’ai souvent vu des amis verser un peu de leur bière au sol avant de boire : c’est la « part des ancêtres ».
Au Cameroun, de nombreuses familles enterrent leur mort dans leurs propres terrains plutôt que dans un cimetière. On retrouve ici une marque particulière d’allégeance relationnelle sous la forme d’une sorte de désir de préserver au delà de la mort les relations tissées pendant la vie. D’un point de vue rationnel il serait clairement plus efficace et approprié de rassembler les sépultures dans un cimetière partagé par tous, mais pour bien des gens au Cameroun, le cimetière constitue plutôt une solution aux situations rendues compliquées par des drames ou de mauvaises relations familiales.
La hiérarchie sociale définie par l’allégeance relationnelle et l’allégeance générationnelle est de fait plus de l’ordre de l’irrationnel que du rationnel et on retrouve ici la cohérence entre ces formes d’allégeance culturelle et une perception irrationnelle des choses. En effet, une hiérarchie sociale construite de façon rationnelle s’appuie plutôt sur des paramètres mesurables : sur des compétences, une expertise, un pouvoir d’achat clairement mesuré, une autorité obtenue par un vote majoritaire, etc…
En Afrique, la hiérarchie sociale est, comme le reste, subordonnée aux relations et il est vrai que, d’un point de vue extérieur occidental, certains comportements guidés par cette hiérarchie peuvent paraitre déconcertants et très irrationnels au premier abord.
J’ai moi-même été témoin de deux exemples particulièrement marquants de cette forme de hiérarchie : un jeune homme au Burkina Faso qui, sans qu’on lui ai demandé quoi que ce soit, reverse son premier salaire à ses parents, et un autre au Cameroun (en 2013) qui accepte d’épouser une femme qui a été choisie pour lui par ses parents.
L’allégeance génération elle-même a un côté très irrationnelle. Même si elle est fondée sur une logique tout à fait recevable d’un point de vue rationnel (voir le paragraphe sur l’allégeance générationnelle dans le chapitre sur les relations et les activités), le fait est que cette allégeance persiste alors que son fondement est de moins en moins d’actualité en Afrique, en particulier en milieu urbain. A Libreville, par exemple, on assiste à une transition culturelle lente et parfois compliquée à travers des situations où se confrontent l’autorité du plus âgé à celle du plus fortuné.
Ca peut paraitre assez inattendue, mais la question du nom d’un individu peut faire surgir certaines problématiques particulières dans les cultures qui privilégient une perception irrationnelle des choses. Souvent, une personne n’a pas juste un nom de famille, un prénom principal et éventuellement un ou plusieurs prénoms secondaires. Les traditions laissent ici souvent une trace durable et une personne peut se retrouver avec plusieurs noms de famille et des prénoms qui jouent chacun un rôle particulier, sans pour autant que l’un d’entre eux soit nécessairement considéré comme le principal. Les problèmes surviennent en général dans tout ce qui concerne l’état civil. Quels noms et prénoms inscrire, dans quel ordre et parfois aussi avec la question d’une orthographe pas tout à fait claire.
Un état civil est sensé être clair et précis, établit de façon rationnelle pour identifier sans ambiguité un individu. Mais cette façon de l’appréhender n’est pas facilement compatible avec une perception irrationnelle des choses.
J’ai souvent constaté au Gabon, au gré de mes relations avec les administrations locales et celle du Consulat de France, une différence marquante dans les comportement des fonctionnaires : les fonctionnaires français sont presque systématiquement très attentifs à l’orthographe des noms et des prénoms, n’hésitant pas à les faire épeler par les usagers pour éviter les coquilles et n’hésitant pas non plus à déclencher de lourds processus de correction lorsqu’une erreur survient. Au contraire, les fonctionnaires gabonais se montrent souvent bien moins pointilleux sur ces questions, ce qui aboutit à de nombreuses reprises à des fautes d’orthographes plus ou moins gênantes et parfois aussi à des erreurs administratives graves.
La nonchalance est quelque chose que j'ai souvent entendu reproché aux africains. Faire comme si tout allait bien alors que rien ne fonctionne, que rien n'avance, que le temps passe et l'argent se perd sans rien produire... Comment peut-on comprendre que cette attitude soit si récurrente ?
Dans une station service Total de Libreville : je peux avoir une facture pour ce plein d'essence ? Réponse du pompiste : non, le facturier est fini. Et il s'en va vers le client suivant sans plus de considération.
Ce qui est frappant ici, c'est justement la nonchalance de cet employé qui a l'air de se moquer complètement du fait qu'il ne peut pas satisfaire une demande somme toute très ordinaire d'un client. On en trouve une explication dans la conjonction entre une approche irrationnelle des choses et l'allégeance relationnelle : la première conduit le pompiste à considérer qu'une telle demande se révèle difficilement importante. Si le facturier est vide, il suffit de repasser quand il y en aura un nouveau. Et peu importe si à ce moment là on ne se souvient plus du montant exact de carburant acheté puisque justement l'exactitude est un paramètre très inconsistant dans une perception irrationnelle des choses.
La seconde participe aussi à la nonchalance du pompiste de la façon suivante : sous l'influence de l'allégeance relationnelle, il n'est donc pas sous celle de l'allégeance fonctionnelle. Peu importe donc, s'il assume correctement ou pas la totalité de sa fonction. L'essentiel de son travail, c'est de servir le carburant aux clients et d'encaisser leurs règlements. Le reste, c'est secondaire, il n'a qu'à repasser plus tard.
L’Afrique est réputée pour un fort penchant au fatalisme de ses populations. Beaucoup critiquent son impact néfaste sur le développement et sur l’obstacle qu’il constitue à l’émancipation des peuples face à une trop grande dépendance envers l’Occident, persistante malgré les indépendances. Comment comprendre cette réalité d’un point de vue culturel ? Car sur le plan de l’interculturalité, le fatalisme pose problème : quelle que soit sa forme il est globalement rejeté dans les cultures occidentales où il peut constituer un obstacle à l’amélioration du niveau de vie ou une mise en lumière d’une faille de sécurité, l’un comme l’autre étant inacceptable sous le règne de la sécurité et l’allégeance fonctionnelle qui l’accompagne.
C’est précisément le règne de la précarité qui permet de comprendre pourquoi, dans certaines cultures, le fatalisme n’est pas rejeté. Car le fatalisme est d’ordre irrationnel et, en cela, s’accorde volontiers avec une perception irrationnelle des choses. C’est quand on cultive au contraire une perception rationnelle des choses qu’il devient inacceptable. Mais pour des peuples qui ne placent pas la sécurité au sommet de leur échelle de valeur, le fatalisme peut non seulement être admis, mais aussi se révéler utile lorsque quelqu’un est frappé par une épreuve : faute de pouvoir s’en protéger ou la résoudre, il permet de l’accepter et de ne pas sombrer dans le désespoir. C’est lorsqu’il est excessif que le fatalisme est désespérant, mais tant qu’il reste modéré, il constitue une sorte de protection psychologique.
La notion de responsabilité collective (voir le chapitre sur les relations et les activités) favorise aussi le fatalisme. Lorsque la responsabilité est individuelle, chacun est poussé à prendre en main ce qui lui arrive et à chercher des solutions aux épreuves qui surviennent. Une perception collective de la responsabilité ne cultive pas ce genre de démarche et favorise par contrecoup le fatalisme.
La criminalité existe dans toutes les sociétés et, selon certains penseurs comme le sociologue Emile Durkheim, elle est même nécessaire à la cohésion sociale. Quoi qu’il en soit, certaines formes de criminalité sont particulièrement difficiles à comprendre tant la cruauté qui les caractérise est forte, et le fait de les replacer dans leur environnement culturel permet de les éclairer. Le cas des crimes rituels au Gabon est un exemple typique : les victimes, souvent des enfants, sont enlevées, mutilées, tuées, leurs organes prélevés pour des pratiques mystiques et leurs corps abandonnés parfois dans des positions qui ajoutent encore à l’horreur du drame. L’objectif est généralement d’obtenir des faveurs particulièrement élevées par des voies mystiques (promotion professionnelle, réussite d’un projet compliqué, nomination à un poste à haute responsabilité…). Mais même en sachant cela, comment comprendre que des personnes accomplissent, ou même osent envisager d’accomplir de tels actes ?
Un premier élément consiste à identifier le fait que ces gens croient en ce qu’ils font, et que de telles croyances font sens avec une perception irrationnelle des choses. Cela n’enlève bien sûr rien à la gravité de ces crimes, mais permet de comprendre comment une particularité culturelle peut être dévoyée à l’extrême.
La perception rationnelle des choses des cultures occidentales est elle aussi souvent dévoyée de façons qui ne sont certes pas de l’ordre du meurtre et de la criminalité, mais qui s’en approchent : quand des dirigeants d’entreprise ou des actionnaires décident de licencier des salariés par centaines dans le seul but d’augmenter leurs profits, et au mépris des vies individuelles et familiales durement éprouvées par une expérience du chômage qui aurait largement pu être évitée, c’est bien une forme de cruauté qui est pratiquée. Et ceci s’accompli toujours en pleine cohérence avec la culture de ceux qui se le permettent. En effet, un raisonnement rationnel, lorsqu’il est poussé au-delà de limites raisonnables, peut tout à fait conduire à des comportements très méprisants pour l’humanité des personnes qui le subissent. N’avez-vous jamais entendu opposer au terme « rationnel » l’adjectif « humain » ? De fait, le rationnel comme l’irrationnel, lorsqu’ils sont poussés à l’extrême, conduisent à des pratiques certes très différentes les unes des autres, mais qui on en commun que l’on peut, à mon sens, les qualifier de déshumanisantes.
Aucune culture n’est infaillible, et une des failles les plus classique qu’on rencontre dans toutes les cultures se trouve dans l’exagération de ses variables culturelles.
Une perception trop rationnelle des choses ouvre la porte à l’indifférence au sens le plus péjoratif du terme : en ne prêtant plus attention qu’à ce qui est mesurable, on risque de devenir méprisant face aux épreuves que rencontrent les gens autour de soi. La souffrance, en effet, est de l’ordre de l’irrationnel, à la fois dans la façon dont on la vit et dans la façon dont on l’exprime.
De façon plus générale, une perception trop rationnelle des choses conduit à une forme de déshumanisation. En effet, la vie humaine n’est pas seulement constituée de paramètres rationnels. Un être humain a aussi besoin de donner du sens et du goût à sa vie, de se reconnaitre une certaine valeur, de trouver sa place dans la société dans laquelle il vit, de répondre aux questions existentielles auxquelles il ne peut pas échapper. Les éléments d’ordre rationnel ne permettent pas de résoudre ces problématiques, contrairement aux considérations d’ordre irrationnel, beaucoup plus adaptés : la vie, son sens, sa valeur, la mort aussi, le bonheur, l’espoir, l’espérance, la droiture, la noblesse, le goût, la dignité, l’honneur… Tout ceci ne se mesure pas, ne répond pas à une logique systématique et échappe au moins pour l’essentiel au champ d’investigation de la science. C’est pourquoi ignorer ces considérations ou les reléguer à un second plan comporte un fort risque de déshumanisation qui s’avère inhérent à une perception trop rationnelle des choses.
Dans les sociétés occidentales, voyez comment les automates envahissent le quotidien des êtres humains, à tel point qu’il est tout à fait possible de passer plusieurs jours dans un confort tout à fait acceptable, en disposant de tout ce dont on a besoin, en accomplissant tout ce que l’on souhaite faire, mais sans rencontrer qui que ce soit. Avez-vous besoin d’essence, de pain, d’argent liquide, d’un billet de train ou d’avion, de timbres, de louer un film, de vérifier vos comptes ou de payer vos courses… Vous pouvez faire tout ça sans aucun interlocuteur. Et si vous ajoutez internet dans la boucle, vous pouvez faire bien plus encore sans même sortir de chez vous. Mais tout ceci n’est qu’utilitaire, permet d’exister mais n’apporte rien de vraiment humain, d’où là encore, le risque d’indifférence, puis de déshumanisation.
Une perception irrationnelle des choses favorise la subjectivité, et comporte par conséquent un risque, en cas d’excès, de rejet de l’objectivité. Lorsque cet excès survient, le risque est grand de provoquer ou d’alimenter des conflits aussi bien sur le plan personnel que professionnel.
Quand la perception irrationnelle des choses devient excessive, elle encourage aussi une certaine déresponsabilisation. Quand on pousse trop loin cette tendance, il devient en effet tentant de se réfugier derrière le mauvais sort ou la volonté d’un dieu pour justifier ses erreurs ou ses actes mauvais.
Quand la perception des choses devient trop irrationnelle, elle cultive également la corruption, par exemple en favorisant une gestion approximative des ressources matérielles qui permet d’en détourner discrètement une partie, ou en poussant à l’excès l’importance des relations pour justifier une gestion peu rigoureuse et plus ou moins honnête de ces mêmes ressources matérielles.