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Culture et travail informel en Afrique

Le 12 décembre 2019, Mr Bruno Caire a publié sur Entreprenante Afrique un article[1] très intéressant sur la problématique de l’informel dans les entreprises africaines. Son approche consiste à mettre en lumière les problèmes générés par l’informel, ainsi que les avantages de la formalisation, puis à proposer des conseils et actions à mener pour l’entrepreneur qui souhaite formaliser le fonctionnement de son entreprise. Le présent article propose d’éclairer cette réflexion de la dimension culturelle.

Dans l’introduction de son article, Bruno Caire évoque un taux de 90% d’emploi informel en Afrique Subsaharienne. Pour le moins qu’on puisse dire, c’est beaucoup. Comment comprendre que ce phénomène y soit si récurrent ?


[1] Bruno Caire, entreprenanteafrique.com/s-attaquer-facteur-informel-dans-les-entreprises-africaines/, 12 décembre 2019

L’allégeance relationnelle

L'allégeance relationnelle offre une première piste de compréhension de notre sujet, car de façon générale, l’informel fait plus sens que le formel sur le plan relationnel. Une relation, de fait, ne porte pas loin quand elle se limite à une interaction formelle entre deux individus. Pour beaucoup d'africains, il se révèle difficile d'adhèrer à des relations formelles qui demeurent strictement telles quelles (client/commerçant, client/fournisseur, employé/employeur, travailleur/manager, usager/fonctionnaire…). Ils s’y soumettent quand les choses sont organisées ainsi, comme pour le client face à une caissière de supermarché, mais préfèrent souvent une relation un peu plus chaleureuse, quitte à ce qu’elle soit aussi un peu moins fonctionnelle ou productive. Tisser un peu de relation est d’ailleurs un conseil classique donné aux expatriés en Afrique : la femme de ménage, le gardien, le chauffeur, la vendeuse de fruits au bord de la route, l’électricien qui vient relever le compteur, le policier et son sifflet, la maitresse de l’école des enfants, le boutiquier du quartier… Prendre un peu de temps pour ces personnes procure des opportunités qui sont souvent aussi bienvenues qu’inattendues. D'autre part, l’allégeance relationnelle cultive un besoin de chaleur humaine et de spontanéité qui peut également impregner les relations professionnelles de haut niveau où les montants, les enjeux et les risques sont élevés. Prendre le temps de tisser une relation avec un gros client peut être aussi efficace pour le fidéliser que la signature d’un contrat bien préparé.

Mais ce sens du relationnel suggère implicitement que la formalisation, elle, n’est pas forcément bénéfique. Par exemple, les systèmes de sécurité sociale en Afrique sont rares et souvent peu efficients. Pourtant, il y existe une forme de sécurité sociale qui repose précisément sur l’allégeance relationnelle : une injonction socioculturelle qui impose à chacun de venir en aide ses proches dans le besoin… Ce mode d’organisation est complètement informel mais existe depuis des siècles et fonctionne. Et surtout, il emporte l’assentiment des populations. Il cultive par conséquent une sorte de préférence pour l’informel dont le retentissement affecte tous les aspects de la vie, et en particulier les activités professionnelles.

L’oralité et l’écriture

La spontanéité cultivée par l’allégeance relationnelle induit une préférence générale de l’oralité sur l’écriture. Quand ce qui se révèle le plus important dans les rapports avec un collègue est le fait d’entretenir avec lui une bonne relation, le recours à l’oralité est privilégié, car tout simplement plus approprié. Lorsque les informations sont transmises oralement, ce peut être à chaque fois l’occasion de discuter, de transmettre bien plus que des données qui auraient pu circuler brutes par mail ou sur un document papier. Le contrecoup de cette préférence pour l’oralité, c’est que l’écrit est souvent médiocre, partiel ou absent. Quand on a vécu à Libreville, Bamako, Cotonou, Ouagadougou, Yaoundé… on peut témoigner que trouver une information, c’est compliqué, surtout si on en cherche une trace écrite !

Un exemple : un samedi matin en 2016 à Libreville, je me rend dans une agence bancaire pour acheter des euros avant de prendre mon vol pour Paris. Je demande le bureau de change à l’agent au guichet d’accueil qui me répond que « non, désolé, on ne fait pas de change ici ». Pourtant les taux de change sont affichés derrière lui en permanence sur un écran led ! Finalement, c’est le garde à l’entrée de l’agence qui me dit où je peux trouver des euros. J’ai donc trouvé ce que je cherchais, par le biais d'informations transmises oralement et de façon très inattendue, alors que l’écrit m’avait induit en erreur. Dans cette situation, l’informel m’a été plus utile que ma démarche de départ basée sur une approche formelle des choses.

Transmettre les informations par écrit n’est pas une démarche qui apparait d’emblée positive pour quelqu’un qui valorise culturellement l’oralité. Au contraire, le formalisme impose des règles pour lever les ambiguïtés, mais elles risquent de lui apparaitre d’abord comme des contraintes pénalisantes à l’écrit alors que ces mêmes ambiguïtés sont facilement gérables à l’oral. De fait, dans une démarche relationnelle basée sur l’oralité, on s’accommode facilement d’une certaine approximation. Par exemple, le commercial d’un imprimeur qui vend des bâches en vinyle peut dire « j’ai vendu une bâche » ou « j’ai vendu un vinyle », tout le monde comprend. Si du jour au lendemain, on lui demande de saisir cette information dans l’intranet de gestion de son entreprise, il ne peut pas utiliser aléatoirement l’un ou l’autre terme. Sinon la base de données va être vite encombrée d’informations redondantes et l’établissement des statistiques des ventes risque de tourner au cauchemar. Comment va-t-il percevoir ce changement ? Culturellement, il risque de se sentir enfermé dans une nouvelle approche plus rigide de son travail, face à la grande souplesse de l’oralité à laquelle il était habitué. L’entrainer dans plus d’écriture requiert donc beaucoup de pédagogie et de diplomatie pour l’amener à retourner sa perception habituelle de la chose et en faire pour lui une tâche qu’il accomplit volontiers.

Perception irrationnelle des choses

Je le redis ici comme à chaque fois que j'aborde ce sujet : j'utilise ici le terme "irrationnel" en le dégageant de son caractère péjoratif. Avoir une perception irrationnelle des choses, c’est attacher très peu d’importance à la mesure, à la précision, à l’anticipation, aux limites claires, à l’objectivité. C’est leur préférer l’approximation, la spontanéité, la souplesse, l’inattendu, la subjectivité qui, toutes, s’accordent plus à l’entretien des relations. L’oralité d’ailleurs, avec ses ambiguïtés, sa faible fiabilité, ses risques d'oubli et ses émotions qui se mélangent aux informations, correspond plus à cette perception irrationnelle que l’écriture qui, elle, permet au contraire de rationaliser les échanges.

Or, formaliser, c’est rationaliser, l’article de Bruno Caire est abondant sur ce point. Il parle de mesure, d’écrit, de vérification, de rigueur, de précision, de fiabilité, de chiffres, de procédures comptables, de délai, de méthode… Et il invite, dans le même temps, à se départir des effets de l’informel : manque de précision, absence de vérification, mauvaise interprétation, défaut de transmission, risque plus élevé, flou, questions qui restent sans réponse, approximation… Présentés ainsi, les avantages de la formalisation de l'entreprise peuvent paraitre évidents, mais ne le sont en fait pas tant que ça. Ecrire ou saisir des données avec rigueur, tout mesurer avec précision, suivre des procédures strictes, ce sont des tâches qui se révèlent vite ingrates, rebutantes, pesantes. Aux yeux de celui qui a une perception irrationnelle des choses, les avantages pourtant significatifs de l'approche rationnelle sont rapidement masqués par son caractère pénible.

Habitudes

D’une culture à l’autre, la perception de la loi change. Pour beaucoup d'Africains, les lois et les règlements sont trop froids, trop rationnels, « trop écrits » pour emporter au quotidien l’adhésion de tous. Les habitudes, elles, sont plus adaptées à l’allégeance relationnelle et à une perception irrationnelle des choses. Une habitude ne s’apprend pas dans les livres, elle se transmet oralement d’une personne à une autre au fil d'une relation qui se tisse ainsi entre elles.

La conduite dans les rues des cités africaines est un fameux exemple de cette préférence pour les habitudes au détriment des lois. Si vous prenez le volant à Douala ou à Ouagadougou, où le code de la route est pourtant globalement le même qu’en France, ne vous attachez pas trop à la priorité à droite aux les règles d’engagement dans les ronds-points. Chaque carrefour se négocie en fonction des habitudes du lieu. A Yaoundé, il y a des feux où on s’arrête au rouge et d'autres où ce n'est, disons, pas tout à fait ça… A Libreville, certains ronds-points se prennent à l’envers, et gare à vous si un policier vous surprend à faire l’inverse. L’irrationnel se constate ici à l’œil nu et c’est comme ça que les choses fonctionnent.

Bruno Caire insiste sur ce point et j’insiste à mon tour : formaliser, c’est changer beaucoup d’habitudes. Le management du changement, c’est compliqué partout, mais quand il s’agit de collaborateurs qui donnent force de loi aux habitudes, c’est un tout autre chalenge… Les échanges, l’écoute, l’humilité et l’exemplarité dont il parle sont à prendre très au sérieux et à compléter par une forte dose de patience et de persévérance face aux résistances qui peuvent survenir. Je parlerais même volontiers de bienveillance, car face à des résistances qui paraissent parfois excessives, j’ai souvent vu des managers occidentaux céder à la tentation d’un certain mépris vis-à-vis de leurs collaborateurs africains.

Un point d’histoire

Le modèle d’entreprise répandu aujourd’hui en Afrique est occidental, capitaliste, productiviste. Il est très éloigné du modèle africain artisanal, familial, traditionnel dont l’objectif a été pendant des siècles de garantir la survie d'un groupe au mode de vie rural et aux dimensions modestes. Il faut comprendre ici que le modèle actuellement en vigueur a été imposé sans précaution aux populations africaines au cours de la période de colonisation et que ces populations ont dû s’y soumettre sous la contrainte, et en particulier sous une forme qu’on ne réalise souvent pas : la contrainte culturelle. La conséquence de cette situation, c’est que plus de 60 ans après les indépendances en Afrique francophone, il persiste dans le cœur de beaucoup d’africains une forme de résistance à ce modèle capitaliste qui continue de contrarier les traditions auxquelles ils restent volontiers très attachés. En 2020, bien des africains qui se lancent dans l’aventure de l’entrepreneuriat ou qui se font embaucher par une entreprise formelle doivent accomplir au quotidien un effort subtile mais réel, dont ils n’ont souvent même pas vraiment conscience eux-mêmes : adhérer à un modèle qui ne correspond pas à leurs cultures dans leurs principes fondamentaux. Certains parviennent à s'approprier cette réalité avec une aisance remarquable. Pour d'autres, c'est plus compliqué et cela peut constituer un frein à s'investir dans l'économie formelle.

Conclusion

L’informel concorde avec l’allégeance relationnelle, avec une perception irrationnelle des choses et avec une préférence pour l’oralité et pour les habitudes. A la lumière de ces réalités culturelles particulièrement marquantes dans de nombreux pays d'Afrique, on comprend pourquoi la proportion d’emploi informel y est si élevée. L’informel y constitue en quelque sorte une zone de confort parce qu’il fait sens culturellement. Sur cette base, formaliser une entreprise en Afrique se révèle être un challenge particulièrement difficile. Il ne s’agit absolument pas de prétendre que les africains en seraient, pour cette raison, incapables. De nombreux exemples montrent le contraire. Mais le fait est que les efforts que ce genre de démarche exige sont pour eux démultipliés parce qu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur des évidences culturelles qui leur procureraient spontanément du sens. Il ne s’agit pas de changer une ou deux petites habitudes. Il s’agit d’entrainer des collaborateurs dans des démarches qui vont quotidiennement à contresens de l’idée qu’ils se font collectivement d’une bonne approche des choses. Une culture, c’est un faisceau d’évidences partagées par les membres d’un groupe. Et une évidence, ça se laisse difficilement remettre en cause. Changer sa façon de penser est une démarche très contre-intuitive. Enfin, pour ceux qui se lancent, d’autres obstacles qui s’enracinent dans les mêmes variables culturelles s’ajoutent souvent aussi selon les pays : administrations lourdes, fiscalité décourageante, rivalités ethniques, corruption…

Que tout cela ne décourage pas ceux qui veulent tenter l’aventure de la formalisation de leur activité professionnelle. On n’accomplit pas une tâche parce qu’elle est facile, mais parce qu’on sait qu’on en tirera profit. L’article de Bruno Caire expose clairement les bénéfices à en tirer et son expérience, entre autres, montre que d’autres y sont arrivés.

La chose la plus difficile à voir est la paire de lunettes qu’on porte devant les yeux. (Martin Heidegger)