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Irrationnel et habitudes : l’exemple de la monnaie haïtienne

En Haïti, la monnaie locale est la gourde. Mais une autre monnaie a cours dans ce pays, une monnaie qui n’existe pas au sens où on l’entend dans les sciences économiques, une monnaie qui n’a ni pièce, ni billet, qui ne participe à aucune transaction bancaire, et qui n’existe en fait que dans l’esprit de ceux qui s’en servent : le dollar haïtien. Pour comprendre comment un tel phénomène peut se produire, il faut en connaitre un peu l’histoire, et surtout le contexte culturel dans lequel il s'enracine.

Nous sommes donc en Haïti, pays dont la culture est dominée par l’allégeance relationnelle et générationnelle, une perception irrationnelle des choses et où les habitudes et traditions ont force de loi. Si la gourde y est la monnaie locale, le fait est que le dollar américain y est aussi beaucoup utilisé, depuis longtemps, en particulier pour payer les biens et les services dont la valeur est élevée. En effet, beaucoup d’haïtiens qui en ont les moyens profitent de la proximité des USA pour y faire des affaires et beaucoup de produits sont importés de chez l’Oncle Sam. De plus, les machines qui servent à étiqueter les prix sur les produits dans les supermarchés sont d'origine américaine et impriment donc le symbole $. Rien d’étonnant, donc, à ce que les dollars américains circulent facilement en Haïti. Mais alors, pourquoi avoir aussi un dollar haïtien ?

De fait, ça peut paraitre irrationnel d’utiliser une monnaie qui n’existe concrètement pas et qui n’apporte techniquement rien puisque sa valeur ne change jamais et qu’elle s’échange au quotidien sous la forme de pièces et de billets correspondant à une autre monnaie. Mais dans une culture où règne une perception irrationnelle des choses, cela n’a rien de gênant.

Il se trouve que de 1912 à 1989, la gourde fut indexée sur le dollar américain, au taux de 5 gourdes pour 1 dollar. A partir de 1989, le cours de la gourde est devenu flottant, mais les haïtiens ont eu pendant 77 ans l’habitude de cette parité fixe et donc de parler aussi bien en dollars qu’en gourde. Quand une marchande vendait ses ananas à 5 gourdes la pièce, elle disait « 1 dollar ». Dans une culture où les habitudes sont importantes, on n’en change pas une comme celle là du jour au lendemain, au contraire. C’est ainsi que la population a « institué » le dollar haïtien, en continuant de dire « 1 dollar » pour signifier « 5 gourdes », « 2 dollars » pour « 10 gourdes », « 5 dollars » pour « 25 gourdes », etc… Le mot « dollar » qui désignait avant le dollar US désigne maintenant le dollar haïtien, et on dit donc « dollar US » quand on veut préciser qu’on parle du billet vert. Cette précision de langage est importante, car si le dollar (haïtien) vaut 5 gourdes, le dollar US valait, lui, 65 gourdes en février 2017.

Ce qu’il est intéressant de comprendre ici, c’est la façon dont la culture a guidé le peuple haïtien face à un changement qui est survenu du jour au lendemain et qui a une incidence très forte dans la vie au quotidien de tous. Passer d’une monnaie indexée sur le dollar à une monnaie dont la valeur fluctue de jour en jour, en influençant les prix de tous les produits, c’est un bouleversement majeur.
Les haïtiens ne se sont pas opposés à cette réalité qui a pourtant dû pénaliser un grand nombre d’entre eux, ils ont créé une nouvelle réalité qui correspond mieux à leur culture : plutôt que d’abandonner le dollar à 5 gourdes, ils en ont inventé un nouveau, qui conserve cette valeur ancrée dans leurs habitudes malgré les fluctuations du marché des devises.

Comparaison avec le passage à l’Euro

Mettons à présent en parallèle ce phénomène avec celui du passage à l’Euro : entre le 1er juillet 2001 et le 17 février 2002, on impose à la population française d’abandonner le franc pour employer désormais la monnaie européenne. La conversion est pour le moins qu’on puisse dire, compliquée : 1 € = 6,55957 FF

Pourtant, ce changement de pratique et d’habitude est allé très vite. Les 8 mois qui ont été prévus pour la transition technique ont suffit à ce que tout se passe plutôt bien et une grande majorité de français ont adhéré à ce changement dans les mois qui ont suivi. Rapidement, tout le monde s’est mis à parler en euros et à retirer le franc (et toutes ses variantes d’argot) de son vocabulaire du quotidien.

La différence de comportement entre les haïtiens et les français dans ces deux évènements dont la nature se ressemble est une belle illustration de leurs cultures respectives : les haïtiens ont une perception irrationnelle des choses et sont très attachés à leurs habitudes. Ils ont préservé la monnaie à laquelle ils étaient habitués, quitte à ce qu’elle soit imaginaire, et continuent donc de s’exprimer comme ils l’ont toujours fait. Les français, eux, ont une perception rationnelle des choses et ont un certain attachement au respect des normes et des règlements. Ils ont donc accepté massivement, rapidement et sans vraiment se plaindre l’effort qui leur était demandé, et ce malgré la complexité du taux de change. Ils ont perçu l’intérêt économique de la disparition des frais de change entre pays voisins, aussi bien pour le commerce que pour le tourisme, et du coup le changement leur a paru plus positif que contraignant. De plus, la culture française valorise beaucoup l’initiative et, pour cette raison, encourage la nouveauté et le changement. Le passage à l’Euro bénéficiait du coup d’un à priori positif par défaut qui a aussi facilité son avènement.

La chose la plus difficile à voir est la paire de lunettes qu’on porte devant les yeux. (Martin Heidegger)
500 gourdes haïtiennes, ou 100 dollars...
500 gourdes haïtiennes, ou 100 dollars...