L’interculturalité est un thème complexe et sensible. C’est pourquoi je vous demande de commencer par lire attentivement cette introduction avant de passer à la suite. Le lien vers les chapitres suivants se trouve à la fin de cette page.
Pour bien comprendre tout ce qui va suivre et éviter les confusions ou les contresens grossiers, il est essentiel de commencer par poser de bonnes bases.
Allons plus loin
Ce terme recouvre de nombreuses significations différentes. Dans le langage courant, il est le plus souvent utilisé pour décrire des activités ou des productions artistiques, folkloriques ou traditionnelles. La culture au sens qui nous intéresse ici désigne plutôt quelque chose de plus profond et de plus essentiel. Il s’agit de cette réalité intime et singulière qui réside à la fois dans le coeur des individus et des peuples, et qui les influence de façon discrète et forte, dans leur mode de vie au quotidien, dans leur perception des choses, dans leur façon de penser, de juger, d’agir, de réagir, dans leur rapport à eux-mêmes, aux autres et au réalités qui les entourent.
Une culture travaille les gens au fond d’eux-mêmes, dans leur esprit, leur cœur et leurs tripes. Elle fait invisiblement partie de leur vie, à tel point qu’il est rare que son influence soit consciente. Cette dernière est plutôt vécue comme quelque chose de naturel, alors qu’il est objectivement plus juste de distinguer le naturel du culturel.
Par exemple, de la même façon qu’il parait normal de boire quand on a soif, il parait normal d’arriver à un rendez-vous à l’heure prévue. Sauf que contrairement à la première affirmation, la deuxième ne résonne pas ainsi pour tout le monde. Cela dépend de la culture. Boire quand on à soif est de l’ordre du naturel et est partagé par tous. S’assurer d’être à l’heure à un rendez-vous, c’est de l’ordre du culturel et n’est partagé que par les individus à qui leur culture impose effectivement cette exigence de ponctualité. Pourtant, pour ces personnes, les deux expériences sont vécues selon un mode de pensée très similaire, qui est de l’ordre du normal, du « c’est comme ça qu’on fait ». La culture exerce une influence tellement subtile qu’on la confond volontiers avec la nature et qu’on lui prête du coup, mais par erreur, un caractère universel qui constitue sans doute la première racine des chocs culturels.
Pour faciliter la compréhension, on admettra de dire que des personnes « appartiennent » à une culture à la façon dont on peut appartenir à une famille, une ethnie ou une nation.
Une variable culturelle est un élément de l’existence humaine dans lequel on constate une distinction culturelle, c’est à dire au travers duquel on va donc pouvoir identifier une homogénéité de comportement au sein d’une culture, en même temps qu’une différence avec d’autres. La perception du temps est un exemple classique de variable culturelle. La perception des relations, de l’argent ou de l’autorité en sont d’autres. Elles participent à la construction d’une culture en constituant un ensemble cohérent et en s’influençant mutuellement. Toutes n’ont pas le même poids dans ce jeu d’influence, mais chacune joue son rôle.
Une définition précise de la culture serait plus confortable pour bien cerner notre sujet dès le départ, mais les nombreux penseurs qui se sont employés à cet exercice ont formulé de très nombreuses propositions, sans qu’aucune n’apporte une solution parfaitement convenable. On se contentera donc de quelques unes choisies pour leurs apports particulièrement intéressants.
Une définition de Daniel Bollinger et Geert Hofstede propose de considérer la culture comme une « programmation collective de l’esprit humain qui permet de distinguer les membres d’une catégorie d’hommes par rapport à une autre ». Bien sûr, il ne faut pas attribuer ici au terme « programmation » le caractère systématique qu’on lui connait dans d’autres domaines, en informatique par exemple, mais le fait est qu’une culture influence les personnes qui lui appartiennent au plus profond de leurs pensées et de leur perception des choses. Cette influence peut être considérée comme une sorte de programmation dans la mesure où elle va être déterminante dans leurs comportements, leurs actions et leurs réactions. Cette idée de programmation va aussi être intéressante dans le sens du caractère inconscient, et donc non délibéré de la culture. On ne choisit pas sa culture, et l’influence qu’elle exerce sur soi n’est pas déterminée par la volonté. Cet aspect est particulièrement vrai chez les personnes qui n’ont pas spécialement étudié leur propre culture, c’est à dire chez la plupart des gens. L’autre élément intéressant dans cette définition est la notion de distinction. Lorsque des individus partagent la même culture, cette dernière les rassemble en même temps qu’elle les distingue des personnes qui ne la partagent pas. C’est ainsi qu’on va pouvoir, par exemple, distinguer la culture française de la culture gabonaise, ou la culture occidentale de la culture africaine.
Voici une autre approche de la culture proposée par Léopold Sédar Senghor : « l’homme est le fruit et le producteur d’une culture ». Cette fois-ci, c’est le caractère circulaire, récursif de la culture qui est mis en avant. Une culture n’est pas une réalité figée, elle est en constante évolution et a au moins autant tendance à se renouveler qu’à se modifier. Une particularité culturelle qui se trouve être la conséquence d’une autre en est aussi, dans une certaine mesure la cause : elle va alimenter la particularité culturelle qui l’a suscitée. Par exemple, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’informatique, domaine rationnel par excellence, ait été mis au point en Occident, c’est-à-dire dans des cultures où les gens ont une perception très rationnelle des choses. Mais depuis que cette discipline s’est popularisée, elle influence largement à son tour les populations de ces mêmes cultures qui l’ont adopté en les poussant à avoir une perception plus rationnelle des choses. Aujourd'hui, est-ce parce que les occidentaux ont une perception rationnelle des choses qu’ils développent tant l’informatique, ou est-ce parce qu’ils utilisent des ordinateurs au quotidien qu’ils cultivent une perception rationnelle ? En fait les deux sont vrais. On ne peut pas appréhender la notion de culture en se limitant à une approche cause / conséquence unidirectionnelle.
La définition suivante met en lumière d’autres aspects également intéressants : « La culture est un ensemble de normes, valeurs, habitudes qui régulent la conduite, les sentiments, la façon de faire, de penser, d’observer et de juger les évènements et les gens ». La culture définit effectivement des normes auxquelles les gens vont se conformer, des valeurs auxquelles ils vont s’attacher et des habitudes qu’ils vont adopter, le tout inconsciemment. C’est ainsi qu’elle exerce son influence et, dans la mesure où cette dernière agit de façon plutôt homogène sur un groupe de personnes, elle génère une sorte de régulation qui va se traduire concrètement dans les actes et les sentiments des gens concernés. De plus, et c’est important, la culture exerce son influence directement dans les coeurs et les esprits, ce qui va effectivement être déterminant dans la façon de considérer les choses, et donc de les juger. Les chocs culturels trouvent ici une de leurs racines. J’insiste sur la façon dont une culture inspire à ses membres la perception qu’ils ont d’eux-même, de leur environnement et des gens qui les entourent. Cet aspect est, à mon sens, particulièrement important, car la perception qu’on a de quoi que ce soit est à la base de nos pensées, de nos paroles, de nos actions et de nos réactions. Ainsi quand, en s’intéressant à une culture, on en découvre l’échelle de valeur, on peut comprendre les mécanismes qui sous-tendent les comportement de ses membres.
Une dernière proposition qui nous vient de Clair Michalon : « La culture est l’adaptation des hommes à leur contexte ». Cette définition met en lumière un aspect très intéressant pour nous faire entrer dans l’acceptation des logiques culturelles qui ne sont pas les nôtres, autrement dit pour entrer dans l’interculturalité : une culture ne sort pas de nul part, elle n’est jamais le fruit d’un hasard ou d’une idée qui aurait survécu au passage du temps sans être particulièrement porteuse de sens. Les peuples construisent leur culture en cohérence avec le contexte dans lequel ils vivent. Par conséquent, quand une variable culturelle différente des miennes me parait illogique, je peux au moins soupçonner qu’elle ne l’est en fait pas tant que ça. Au contraire, elle correspond à une logique qui m’est certes étrangère, mais tout à fait cohérente avec le contexte dans lequel elle est cultivée. Et bien sûr, les peuples qui partagent des contextes communs, même à des milliers de kilomètres de distance, partageront également des variables culturelles communes.
La notion de mélange des cultures au sein d’une personne est très importante, car elle permet de comprendre que certains membres d’une culture peuvent tout à fait s’en distinguer sur certains points. Ainsi, lorsqu’on évoque une particularité culturelle d’un groupe, cela n’exclue absolument pas la possibilité qu’elle ne se vérifie pas chez certains de ses membres qui, ayant en eux d’autres cultures, ne privilégient pas nécessairement celle à laquelle on s’intéresse. Il est d’ailleurs extrêmement important de ne pas « enfermer » des personnes dans une de leurs cultures, faute de quoi la notion même de culture devient absurde et tout ce que l’on pourrait en dire serait systématiquement contestable. Les particularités culturelles d’un groupe se reconnaissent à leur récurrence et c’est en elle que cette reconnaissance puise sa pertinence. Mais cette récurrence n’est jamais de 100%. Par exemple, si l’on reconnait que les membres de telle culture sont attachés à une certaine ponctualité, rien n’empêche de trouver parmi eux des gens qui s’en moquent totalement. Si l’un d’entre eux a connu ailleurs une autre perception du temps qui lui a plu, il peut tout à fait laisser cette nouvelle culture l’influencer davantage que la première et se détacher de l’importance (culturelle) qu’il attribuait auparavant à la ponctualité.
Comprenez bien, vous qui lisez ces lignes, que le simple fait d’y accorder du crédit vous donne la responsabilité d’identifier les situations particulières où certains de mes propos n’auront pas autant de pertinence qu’ils en ont de façon générale.
Cet aspect est d’autant plus vrai que, dans toutes les cultures nationales au moins, on rencontre des personnes qui cultivent, pour des raisons très diverses, une sorte de contre-culture. C’est-à-dire qu’elles font beaucoup d’effort pour prendre, au quotidien, le contre pied des moeurs, des habitudes, des façons de faire et de penser locales. Certains y verront un esprit de rébellion, d’autres un besoin de se distinguer en tant qu’individu, peu importe. Ce qui nous intéresse ici c’est que ce genre de comportement met bien en lumière l’idée que le fait d’appartenir à une culture n’empêche pas de s’en distinguer. Là encore, la notion de « programmation culturelle » n’a rien à voir avec celle de l’informatique, les êtres humains ne sont ni des clones, ni des automates.
L’intérêt, donc, de s’intéresser à une culture, est d’acquérir des points de repère pour s’y retrouver la plupart du temps (ou pour ne pas s’y perdre). Mais ces points de repère n’empêcheront pas d’être parfois surpris de constater, chez certains membres de cette culture, des comportements ou des réactions en décalage avec leur identité culturelle. Cela ne remet pas en cause ce que l’on sait de leur culture. Encore une fois, c’est la récurrence qui apporte de la pertinente aux variables culturelles, mais elles n’ont jamais un caractère systématique.
Nous connaissons de nombreuses formes de coercition :
Il en existe bien d’autres, mais la plus forte de toutes, c’est sans doute celle à laquelle on ne pense pas : la coercition culturelle.
Une culture est chargée d'injonctions sociales qui déterminent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qui fait qu'en prononçant tels mots, en posant tel acte ou en adoptant tel comportement, une personne va se sentir à l'aise, dans son bon droit, ou éprouver au contraire un sentiment de malaise et de culpabilité. C’est par ce sentiment positif ou négatif que la coercition culturelle exerce avec force son influence sur les membres de la culture à laquelle elle correspond, en les poussant depuis leurs profondeurs à adopter certaines manières de faire et à renoncer à d’autres. Elle leur permet de partager concrètement la culture qui les rassemble, en en définissant de manière souvent non-dite, mais pourtant très claire dans le cœur de chacun, les règles de comportements que tous sont sensés respecter.
Mais la coercition culturelle ne consiste pas uniquement en cette petite voix collective qui parle à l’intérieur de chacun. Elle a aussi un mode d’action extérieur : celui qui se manifeste à travers le regard de l’autre, par l’expression de son visage, un éclat de colère, un changement subtil de posture, un mot, une expression ou encore un bruit de bouche lourd de sens. Ce genre de manifestation, qui peut bien sûr prendre une forme plus construite, traduit la désapprobation qu’une personne ressent en constatant chez une autre un acte ou un comportement contraire à sa culture. Ce genre de chose relève de la coercition culturelle, car chacun redoute d’être la cible d'une telle manifestation et fait beaucoup d’efforts pour agir de telle sorte que ça n’arrive pas.
La coercition culturelle est un des aspects les plus importants à saisir, car les différences entre les cultures font qu'un acte qu'on n'imagine pas poser soi-même peut tout à fait être posé sans hésitation par un interlocuteur de culture différente. Ou à l’inverse, un acte que l’on trouve tout à fait normal peut profondément le choquer ou le blesser. S’intéresser à une culture consiste en particulier à comprendre comment fonctionnent ses mécanismes de coercition culturelle, ces non-dits (parce qu’on ne pense pas avoir besoin de les dire) qui déterminent les comportements du quotidien, et qui sont du coup une grande source d’incompréhension et de conflit. Je vous recommande vivement de les découvrir et de les apprendre, non seulement en lisant ces pages, mais aussi en posant des questions aux membres de la culture dans laquelle vous vivez ou aux expatriés qui sont là depuis longtemps, et en acceptant bien souvent de ne pas obtenir plus d’explication que « c’est comme ça ».
Lorsque je vivais à Port-au-Prince (Haïti), il faisait très chaud et très humide. « Logiquement », donc, ma tenue favorite pour sortir comprenait un short ou un bermuda pour mieux supporter le climat local. Cela choquait la plupart des haïtiens que je croisais, et certains me faisaient remarquer que ce genre de tenu, pour un homme, « ça ne se fait pas ». Je leur ai parfois demandé pourquoi : « c’est comme ça ».
Cet aspect est particulièrement vrai dans le domaine du management : si vous commettez devant vos subordonnés des actes qu’ils désavouent culturellement, votre autorité et leur efficacité au travail risquent d’en souffrir beaucoup.
La coercition culturelle redéfinit aussi les notions d'audace et de culot. Une personne audacieuse, voire culottée, c’est justement quelqu'un qui ose outrepasser ce mécanisme de coercition. Mais pour ce faire, il est essentiel de savoir quelles sont limites que l’on peut franchir et celles qui ne doivent surtout pas l’être…
L'interculturalité, c'est la prise en compte de l'altérité qui se joue de façon collective.
Ce terme désigne ce qui se passe lors de la rencontre entre des membres de cultures différentes. Dans cette rencontre, tout va se jouer au niveau des différences culturelles qui peuvent, selon les cas, générer un enrichissement mutuel ou un choc culturel. Cette dernière situation, que l’on désigne ainsi à cause de son caractère perturbant, est la plus récurrente, même si elle n’est pas nécessairement violente. On comprend facilement pourquoi on parle d’un choc : la confrontation avec la différence culturelle de l’autre va remettre en cause mes certitudes, mes habitudes, ce qui me parait naturel, normal, logique ou relever du bon sens. Et en plus de tout cela, cette remise en cause, en affectant ma culture (ou plutôt une de mes principales cultures), va ébranler un des éléments fondamentaux de mon identité. Il y a effectivement souvent de quoi être « choqué ».
Les différences de culture constituent aussi un environnement idéal pour commettre involontairement et souvent sans en avoir conscience, des erreurs et des bêtises qui peuvent se révéler fatales pour un projet en cours ou un objectif à atteindre.
S’intéresser à la culture qu’on va rencontrer, à la sienne propre et à l’interculturalité en général permet d’apprendre à gérer ces chocs culturels. En s’habituant à l’avance, en situation émotionnellement neutre, à l’idée que des cultures différentes de la sienne existent et sont valables, on s’accoutume à ce qui fait le fondement des chocs culturels et on augmente sa résilience. Cela consiste souvent à simplement mettre des mots sur ces réalités culturelles et interculturelles, et à en saisir les mécanismes essentiels afin de les circonscrire. C’est ainsi qu’on acquiert la capacité à ne plus se laisser déborder par les chocs culturels, à leur préserver des proportions raisonnables qui les rendent supportables au quotidien. Ce qui, au final, est en jeu, en particulier pour les personnes expatriées, c’est leur qualité de vie aussi bien personnelle que professionnelle.
En accédant aux différents chapitres de cette publication, vous reconnaissez avoir lu cette introduction
Introduction