Sous le règne de la sécurité comme on le rencontre en France et plus largement en Occident, l’objectif principal est la hausse du niveau de vie, paramètre quantifiable qui requiert, pour être significatif, une organisation rigoureuse de la société.
A la façon dont l’allégeance relationnelle des cultures collectivistes va suggérer une réponse à la question « qui es-tu ? », l’allégeance fonctionnelle va elle-aussi apporter sa part de réponse à cette question dans les cultures sous influence de la sécurité. Là encore, donner son nom ne suffit pas. Il doit être accompagné de « je fais », généralement sous la forme, « je suis », suivie du nom de la fonction occupée.
Je croise pour la première fois ce cadre (français) de l’ambassade de France à Port-au-Prince qui se présente : « Pierre Dupont, responsable sécurité de l’ambassade ».
Dans bien des conversations, lorsque cette information « fonctionnelle » manque dans la réponse à « qui es-tu ? », la question « que fais-tu dans la vie ? » vient généralement relancer la première. Cette question est tellement banale qu’on pourrait la croire que c’est une sorte de phrase « toute faite » dont le seul but est d’aider à débuter une conversation. Au contraire, cette phrase est banale parce qu’elle est naturelle (ou plutôt culturelle), parce que c’est ainsi qu’il convient de se présenter pour montrer à un interlocuteur inconnu qu’on est quelqu’un. Pas forcément quelqu’un d’important, mais quelqu’un qui tient sa place au milieu de tous. La fonction est érigée en réponse existentielle.
Cette allégeance générationnelle possède 2 caractéristiques particulières, elle est variable et exclusive :
Certains haïtiens que j’ai fréquenté me disaient parfois : « en France, c’est moins dur qu’ici d’être au chômage, car vous avez quand même un revenu ».
C’est vrai, mais avoir un revenu et avoir une place dans la société ne sont ni du même ordre, ni de la même importance.
Le fait d’élever la fonction en réponse existentielle offre à chaque individu la possibilité d’exister indépendamment des personnes qui l’entourent. Les relations perdent une partie de leur importance et laissent la place à la liberté individuelle, à laquelle chacun aspire profondément.
Extraits d’un magazine français spécialisé dans l’économie et le business, dans un article intitulé « comment favoriser sa montée en grade au sein de son entreprise » :
« Manifestez votre autorité : dans l’ascenseur, monopolisez les boutons d’accès aux étages et demandez froidement aux autres auquel ils souhaitent se rendre ».
« Evitez les situations embarrassantes : ne plaisantez pas avec vos collègues dans un ascenseur où vous risquez de croiser votre directeur. S’il entre au même moment, vous risquez de ne pas pouvoir vous arrêter de rire ».
Ici, les conseils sont clairs : celui qui veut faire avancer sa carrière (et donc améliorer sa fonction) doit largement la privilégier au détriment des relations. L’individualisme apparait ici comme la structure sociale la plus efficiente pour une carrière réussie.
Les consignes pour éviter la propagation de la grippe A, qui ont été largement diffusées dans les lieux de travail en France, mettent bien en lumière comment le règne de la sécurité se cultive au détriment des relations et s’accorde mieux avec l’individualisme. Voyez plutôt :
J’évoquai déjà, en abordant le collectivisme, le fait qu’il n’est pas question de porter un jugement sur telle ou telle particularité culturelle. En ce qui concerne l’individualisme, il parait important de préciser encore un peu. Il est en effet fréquent en Occident, d’en parler de façon péjorative, en assimilant quasiment ce concept à celui de l’égoïsme ou de l’égocentrisme. Afin de bien comprendre de quoi on parle ici, précisons que l’individualisme n’est pas un concept moral, mais socio-culturel. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un choix posé individuellement et sur lequel il y a lieu de se demander s’il est bon ou mauvais. Individualisme et collectivisme sont bien deux façons de structurer une société en établissant une norme comportementale qui aide les individus à « faire corps », sans pour autant nuire à leurs personnalités individuelles.
Si on peut être tenté de s’attarder particulièrement sur les défauts de l’individualisme, il me parait intéressant de rétablir l’équilibre en constatant que le collectivisme possède les siens et qu’individualisme et collectivisme comportent aussi leurs avantages respectifs. Prenons l’exemple de la notion de responsabilité : dans une culture collectiviste ou la responsabilité est donc collective, il existe de fait une tentation pour chaque individu de se réfugier dans cette approche et de ne plus se sentir responsable de rien. Et comme un tel comportement repose sur un principe culturel partagé localement par tous, il est par conséquent difficile de le désavouer. Ce genre de situation est plus rare dans une culture individualiste, car cette dernière n’offre pas « l’opportunité » de se déresponsabiliser. Ceux qui veulent adopter un tel comportement doivent le faire en opposition avec leur culture et prennent le risque d’être souvent désavoué par leur entourage.
De façon générale, c’est dans les excès qu’individualisme et collectivisme laissent apparaitre leurs failles. C’est bien lorsqu’il est excessif que l’individualisme vire à l’égocentrisme, et c’est aussi dans l’excès que le collectivisme absorbe l’individu au point de réduire sa liberté et de paralyser sa créativité.
En favorisant l’individualisme, l’allégeance fonctionnelle défavorise les relations et ne présente donc aucun obstacle à la solitude, que ce soit la sienne ou celle des autres. Sans pression culturelle qui pousse à aller vers l’autre, chacun peut donc librement s’isoler autant qu’il le souhaite, tout comme il trouvera « normal » que d’autres s’isolent également. Ce mécanisme a un côté très pervers : en n’étant pas culturellement programmé à désavouer la solitude, on s’aperçoit difficilement lorsque certaines personnes se retrouvent forcées à la vivre et en souffrent. Car si la solitude peut être agréable dans certaines situations et « culturellement approuvée », il n’empêche que l’être humain a toujours besoin des autres. S’il ne s’agit plus d’un besoin lié à la survie au quotidien, il s’agit d’un besoin social. C’est dans les relations tissées les uns avec les autres que chacun trouve ce qu’il ne peut trouver nul part ailleurs : affection, tendresse, amour, reconnaissance, amitié, confiance… Et même des raisons de vivre ? Certains n’hésitent pas à présenter en France de la solitude comme « le mal du siècle », c’est dire si le problème est grave.
Sur ce sujet, le Professeur Peter Blumenthal de l’Université de Cologne a réalisé la très intéressante étude* suivante : il a analysé le vocabulaire de la presse écrite en France (39 600 000 mots récoltés dans les magazines Le Monde et Sud Ouest de 2002) et dans plusieurs pays d’Afrique francophone (40 100 000 mots récoltés dans le Cameroon Tribune en 2005, 2006 et 2008, et dans les magazines camerounais Mutations, sénégalais Le Soleil et ivoirien Fraternité Matin en 2007 et 2008). Il s’est intéressé en particulier à la récurrence de certains mots. Dans la presse française, le mot « solitude » est particulièrement fréquents (563 occurrences), alors qu’il est rare dans la presse africaine étudiée (87 occurrences) et provient la plupart du temps soit de citations de personnalités françaises, soit de contextes où il est question de littérature ou d’art français. Les problématiques liées au vivre ensemble sont aussi souvent soulevées et on voit bien qu’en France, on cultive difficilement cet idéal. Dans de nombreux pays d’Afrique, cette question est beaucoup moins épineuse, et les antagonismes surviennent plus facilement entre certaines ethnies ou nationalités qu’entre les individus eux-mêmes.
Ce concept est un exemple très éclairant du fait qu’une variable culturelle n’apporte jamais de solution parfaite, quelle que soit la façon dont elle est configurée chez une population donnée. L’allégeance relationnelle favorise l’entente entre les gens, mais complique souvent les activités professionnelles en terme d’efficacité. L’allégeance fonctionnelle, elle, favorise l’efficacité professionnelle mais favorise aussi l’isolement des gens au point que cela puisse devenir parfois insupportable. Un peuple qui a adopté l’une ou l’autre de ces allégeances ne se pose pas les questions en ces termes. Il a construit une stratégie autour de ses objectifs et en fonction de son environnement, et une forme d’allégeance a émergé en cohérence avec cette stratégie. C’est ainsi que fonctionne la culture.
* Particularités combinatoires du Français en Afrique : essai méthodologique in Blumenthal, P. / Pfänder, S. (éds.) : Convergences, divergences et la question de la norme en Afrique francophone (Le français en Afrique 27), Nice : ILF & CNRS 2012
Si l’allégeance fonctionnelle favorise l’individu, c’est inévitablement au détriment du groupe, ou plutôt des groupes, auxquels il appartient.
Il ne faut pas oublier que la pertinence de l’individualisme en tant que structure sociale est enraciné dans l’allégeance fonctionnelle dont la logique est collective (faute de quoi elle ne serait pas socialement structurante). Aussi paradoxal que cela puisse paraitre à priori, l’individualisme est bien sensé profiter à la collectivité tout entière, avant de profiter à l’individu. Il fournit à chacun la motivation de son implication dans le projet collectif de la société à laquelle il appartient, en le convaincant que cette implication, malgré les contraintes qu’elle comporte, favorise ses intérêts personnels. Cet aspect revêt un caractère quasiment philosophique en questionnant le rapport de l’individu à la société. On peut dire qu’à cette question les cultures sous allégeance fonctionnelle proposent la réponse de l’individualisme.
Rien d’étonnant, donc, à constater parfois chez des membres de cultures individualistes des comportement qui relèvent de l’altruisme alors qu’ils semblent s’opposer directement à la mentalité ambiante.
De même que l’allégeance fonctionnelle ouvre la porte à la solitude des individus, elle n’impose pas non plus d’obligation socioculturelle à faire en sorte que les relations entre eux soient durables et réciproques.
L’individualisme met l’individu au premier plan et donne une importance forte à la liberté individuelle. Et l’allégeance fonctionnelle impose à chacun d’assumer des responsabilités afin de participer à l’amélioration générale du niveau de vie. Ces deux aspects génèrent une perception individuelle de la responsabilité qui s’exerce aussi d’un point de vue positif que négatif :
Quand chacun se définit par lui-même et non par rapport à un groupe auquel il appartient, la famille revêt une importance moindre. Elle se limite aux personnes liées par les liens du sang et du mariage (ou assimilé), et ce de façon plutôt exclusive : un mariage ne fait pas systématiquement des membres de la belle-famille des membres de la famille.
Sous allégeance fonctionnelle, la hiérarchie sociale est logiquement déterminée principalement par la fonction. Les autres formes de hiérarchie sont plutôt dévalorisées, avec parfois une certaine tendance à vouloir les faire disparaitre. Par exemple, dans le domaine de l’éducation parentale, il n’est pas rare d’entendre des experts proposer, à tord ou à raison, de considérer les enfants à égalité avec les parents. En France, la notion de hiérarchie est particulièrement complexe à appréhender, et se trouve en conflit avec un désir d’égalité souvent mis en avant sous des formes très nombreuses et diverses. Il est probable que ce désir trouve son origine historique en même temps que sa grande force dans la Révolution de 1789, où le peuple français s’est en particulier rebellé avec enthousiasme et violence contre un vieux système monarchique où une minorité de nobles et de clercs profitaient de privilèges exorbitants au détriment d’une grande majorité de la population.
Cette réalité culturelle bien française est une source classique de choc culturel au contact d’une population africaine qui, au contraire, admet volontiers les privilèges et les inscrit dans une structure sociale au fonctionnement très différent.
D’autre part, il est important de bien comprendre que ce qui fonde l’allégeance fonctionnelle, c’est la capacité de chacun à assumer pleinement les taches et les responsabilités qui correspondent à sa fonction. Celui qui manque à ses responsabilités perd la légitimité d’occuper son poste aux yeux de son entourage. Il en va de même en ce qui concerne la hiérarchie.
Dans toute organisation humaine, l’autorité requiert de la légitimité pour pouvoir être exercée sans empêchement. Dans une culture sous allégeance fonctionnelle, lorsqu’une personne n’est plus légitime à son poste, elle perd du même coup le bénéfice hiérarchique qui y est ordinairement lié, ce qui constitue une sorte de « précarité du pouvoir ».
Dans certaines situations plutôt positives, comme dans le cas d’un mandat qui s’achève pour un élu, cette précarité particulière est plutôt considérée comme salutaire et bien admise, dans la mesure où elle permet d’éviter que l’autorité soit captée de façon abusive par quelques privilégiés.
Mais dans les cas où la légitimité est perdue faute de réussite, ou même pour des raisons indépendantes de la volonté ou des actions de l’intéressé, la chute dans la hiérarchie sociale peut être très mal vécue. C’est un des aspects particulièrement durs de la perte d’emploi dans les sociétés occidentales : en plus de perdre son travail et ses revenus, le licencié dégringole dans la hiérarchie sociale. Cette réalité culturelle est très différente des sociétés sous allégeance relationnelle où la hiérarchie est beaucoup plus stable parce que fondée sur des critères qui changent plus lentement.
Sous allégeance relationnelle, la solidarité interpersonnelle est une norme sociale. Sous allégeance fonctionnelle, elle sera subordonnée à la liberté individuelle de chacun. Elle n’aura donc rien d’automatique, même entre amis ou entre membres d’une même famille. Pius concrètement, cela signifie qu’un tel contexte culturel n’impose pas d’empêchement à refuser un service à un proche.
Par contre, si une forme de solidarité fait partie des tâches d’un travailleur, on peut s’attendre à ce qu’elle soit au rendez-vous, aussi longtemps qu’il assumera correctement ses responsabilités. C’est ainsi qu’en Occident, une personne peut facilement se montrer plus prévenante à l’égard d’un client que d’un proche, non pas par générosité vis-à-vis du premier ou par méchanceté vis-à-vis du second, mais parce que cela correspond à la norme socio-culturelle. Au contraire, un employé dont le rôle est d’aider les clients de son entreprise et qui s’y refuse, risque de s’attirer une désapprobation forte, voire la colère du client en question qui, inconsciemment, verra dans un tel comportement un déni de responsabilité très contraire à cette norme.
D’autre part, l’individualisme constitue certes un frein à la solidarité, mais une société ne peut pas se passer de cette dernière. C’est très logiquement, donc, que d’autres mécanismes de solidarité vont être mis en place pour que chacun puisse trouver l’aide dont il peut avoir besoin à tout moment. Ces mécanismes vont prendre une dimension nationale et la forme d’organisations ou de législations particulières. Il ne s’agit probablement pas de compenser consciemment le défaut de solidarité interpersonnelle, mais c’est bien cela qui se produit lorsque sont mis en place la sécurité sociale, les prestations familiales, l’assurance chômage, de nombreux corps de sécurité sans oublier les dispositions juridiques qui imposent d’une façon ou d’une autre à chacun d’aider son prochain.
L’individualisme rend chacun individuellement libre et responsable de lui-même. Il revient donc à chaque individu de défendre ses propres intérêts et, au nom de la liberté individuelle, il est tout à fait cohérent d’avoir recours à tous les moyens nécessaires pour le faire. Sur cette base, il n’y a rien de choquant à ce que des conflits éclatent entre des personnes qui estiment que leurs intérêts sont menacés et, même si toute forme de violence est volontiers désapprouvée, il existe une sorte d’indulgence culturelle à l’idée de conflit. La liberté individuelle suffit à justifier que deux personnes s’affrontent, et ce genre de situation est effectivement peu désapprouvé. Ce qui l’est, en général, c’est la violence déployée dans le conflit bien plus que le conflit lui-même.
Cette logique peut paraitre un peu simpliste, mais elle joue pourtant un rôle essentiel dans les situations d’interculturalité où cette approche se trouve en concurrence avec celle, fondée sur le collectivisme, où les conflits sont plutôt désapprouvés et où beaucoup d’efforts sont consentis pour les éviter. Un expatrié français qui s’emporte contre un employé, un voisin ou un taximan africain, c’est un grand classique de choc culturel.
Bien sûr, lorsqu’un conflit éclate dans un contexte où ce genre de chose est toléré, trouver une issue est relativement facile. Tout dépend seulement de l’ampleur du désaccord. Mais lorsque ça arrive dans un contexte désapprobateur, le conflit peut vite prendre des dimensions disproportionnées, partir dans tous les sens et devenir ingérable. C’est là qu’une bonne connaissance de sa propre culture, de la culture de l’autre et un minimum de sens de l’interculturalité sont d’un grand secours.
D’autre part, il y a une autre problématique à prendre en compte autour de cette notion : lorsqu’un conflit éclate, comment peut-il prendre fin ? Contrairement au collectivisme, l’individualisme n’exclut aucun type de solution. Les belligérants peuvent finalement s’entendre et résoudre le problème de façon consensuelle, ou bien l’un peut l’emporter sur l’autre. Le fait qu’il y ait un gagnant et un perdant n’est pas gênant en soit dans un tel contexte culturel, et le perdant lui-même peut tout à fait accepter son sort s’il en reconnait la légitimité.
Les conflits génèrent souvent des sentiments négatifs tels que la colère ou l'exaspération. Ils peuvent d'ailleurs en être les signes avant-coureurs. La question de l'expression ou de la retenue de ces sentiments est culturellement très marquée, car elle a un impact direct sur ce qui se trouve au sommet des échelles de valeurs.
Sous allégeance relationnelle, l'expression de sentiments négatifs est désavouée car elle comporte un risque trop grang d'abimer les relations. Et comme, de plus, elle généralement liée à la personnalité d'un individu, elle est du coup également désaouvée par le collectivisme.
Face à elle, certains réagissent par un comportement donc l'objectif principal est de faire en sorte que la tempête s'appaise le plus vite possible. D'autres, et c'est à la fois paradoxal et logique, se mettent en colère à leur tour, manifestant ainsi ouvertement le désavœu de la première colère que leur coercition culturelle leur inspire.
Au contraire, sous allégeance fonctionnelle, l'expression de sentiments négatifs ne porte pas atteinte à quelque chose d'essentiel. Par contre, lorsqu'une personne assume mal ses responsabilités, lorsqu'elle se refuse à ses tâches, lorsqu'elle se comporte de telle sorte qu'elle semble ne pas assumer sa fonction, l'allégeance fonctionnelle justifie qu'on puisse se mettre en colère contre elle. Par ailleurs, l'individualisme donne de l'importance à ce qui caractérise l'individu, et ouvre donc la porte à ce qu'il exprime ses émotions quelles qu'elles soient.
Quand l’individu se définit en fonction de lui-même et non en fonction des autres, ses paroles l’engagent. Elles traduisent quelque chose de lui-même, et mieux vaut donc pour lui que ce soit positif. D’autre part, dans la mesure où, comme je l’ai déjà évoqué, il n’y a pas en soit d’objection à porter atteinte à une relation, dire les choses telles qu’elles sont n’a, dans ce cas, rien de gênant. Et dans la mesure où cette pratique permet de faire en sorte que les choses soient claires, elle va plutôt être valorisée. Ainsi, dans un contexte culturel individualiste la franchise devient une vertu là où elle est plutôt considérée comme un défaut dans un contexte collectiviste. Car certes, elle peut nuire à une relation lorsqu’il s’agit de mettre en lumière quelque chose de négatif, mais elle valorise l’individu qui la pratique en mettant en avant sa sincérité et sa loyauté, ce qui l’honore et le rend digne de confiance.
Là encore les chocs culturels potentiels sont nombreux pour l’expatrié français en Afrique qui s’attend culturellement à rencontrer de la franchise chez ses interlocuteurs, et à ce que sa propre franchise soit toujours bien accueillie.
Sous allégeance fonctionnelle, la négociation est rare, on s’en passe bien volontiers. Les prix des biens et services sont très souvent déterminés à l’avance, affichés et non discutables. On marchande rarement dans un commerce en France, et il est impensable de le faire dans un supermarché. La négociation est donc limitée aux situations moins ordinaires, lorsque les prix sont élevés où lorsque d’autres paramètres entrent en jeu et requièrent que l’on se mette d’accord. Contrairement aux contextes sous allégeance relationnelle, le rôle de la négociation n’est pas d’établir ou de cultiver une relation, mais plutôt de faire en sorte que les choses soient claires, que les ambiguïtés soient levées, que tout le monde soit d’accord. Le vocabulaire et les argumentaires sont donc très différents, de même que les « directions » prises pendant la discussion. Lorsqu’il s’agit d’entretenir une relation, on peut partir dans tous les sens et utiliser des considérations personnelles comme arguments. Lorsque la négociation n’a qu’un caractère commercial, ce type d’argument est beaucoup moins évident à utiliser.
Dans bien des cas, une négociation peut même être perçue comme une perte de temps que l’on préfère éviter, quitte à payer un peu plus cher.
Tout n’est pas possible.
Tout ce que j’ai déjà évoqué au sujet des cultures sous allégeance fonctionnelle montre bien que dans un tel contexte, beaucoup de choses ne sont pas possibles. Le simple de ne pas pouvoir négocier paralyse un grand nombre de situations qui, dans un contexte africain, pourraient être déverrouillées simplement grâce à un peu de courtoisie.
On est vendredi soir, il est 17h50 et je dois décoller le lendemain très tôt pour Ouagadougou. Un passage chez le coiffeur ne serait pas du luxe, mais il ferme à 18h. Je me précipite donc et le trouve en train de finir avec son dernier client. Dès qu’il me voit entrer il m’informe : « c’est fini pour aujourd’hui, je vais fermer dans 10 minutes ». Comme je suis un client habitué, je tente le coup : « je voyage demain très tôt… ». Mais il ne me laisse pas le temps de finir ma phrase : « On est fermé ! ».
Si vous saviez combien de fois au Gabon j’ai vu des gens travailler le soir à la torche, simplement parce qu’on s’entendait bien…
Mais beaucoup de choses sont certaines.
L’allégeance fonctionnelle impose à chacun d’occuper une fonction et d’en assumer correctement les responsabilités, tout ce qui en dépend devrait donc être garanti. Ce qui est prévu, annoncé ou normal (au sens de correspondre à la norme) doit être au rendez-vous, autrement dit, certain. En cas de défaillance, celui qui a manqué à ses responsabilités devra en répondre et risque fort de s’attirer la désapprobation (sinon la colère) des personnes qu’il aura déçues. Notons ici que la personne en question peut tout à fait être une personne morale, ce qui ne change pas grand chose le cas échéant.
De plus, le désir culturel fort de sécurité qui accompagne l’allégeance fonctionnelle renforce cette idée que ce qui est prévu doit être certain, car c’est ainsi que la sécurité se réalise. La sécurité n’est pas complète dans le doute, dans l’incertitude.
Ainsi, chacun à son poste oeuvre pour que tout fonctionne ou soit disponible comme prévu et agit ainsi sous la pression d’une forte coercition culturelle.
Les exemples de la fourniture d’eau, d’électricité et de gaz, de réseau téléphonique ou internet illustrent bien à quel point chaque acteur concerné par ces problématiques doit faire en sorte de ne pas faillir. En France, les coupures de ces services sont rares. Et lorsque ça arrive, par exemple en cas de tempête qui endommage les réseaux électriques, d’une part les responsables de la maintenance n’hésitent pas à déployer de très gros moyens pour rétablir très vite le courant, d’autre part les populations s’agacent très vite de la situation et sont très exigeantes sur les délais du retour à la normale. On l’oublie souvent, mais il n’en est pas ainsi dans bien des pays africains. A Libreville (capitale du Gabon), par exemple, en 2016 les coupures d’eau et d’électricité sont fréquentes, tout comme les coupures d’internet, les interférences sur les réseaux téléphoniques ou les défauts d’approvisionnement des stations essences. Problèmes techniques seulement ? Je ne crois pas, car il n’y a pas significativement plus de problématiques techniques en Afrique qu’ailleurs pour l’acheminement des sources d’énergie ou pour la fiabilité des réseaux télécom. Par contre, il y a probablement une problématique culturelle : quand la sécurité n’est pas une priorité culturelle, quand la fiabilité d’un mécanisme aussi important ou utile soit-il n’en est pas une non plus, pourquoi les acteurs concernés se chargeraient-ils de chercher à garantir une fiabilité de 100% ? C’est d’abord dans le coeurs des hommes et des femmes que nait le désir d’aboutir au succès d’un processus quel qu’il soit. Le moteur le plus fort de ce genre de désir, c’est la culture qui travaille les individus au fond d’eux-mêmes. Si cette dernière ne cultive pas l’idée qu’une fiabilité de 100% soit souhaitable, il n’y a pas de raison pour que cela arrive.
Si j’appelle les pompiers ou le SAMU à l’aide, ils viendront. Et s’ils ne viennent pas, quelqu’un devra en répondre non seulement d’un point de vue juridique, mais également sur le plan de son honneur : des pompiers qui n’interviennent pas quand on les appelle, c’est impensable, c’est scandaleux.
C’est bien à dessein que j’emploi ici le mot « scandaleux », terme un peu fort (mais poli, alors qu’il a beaucoup de synonymes vulgaires) quoi que certainement approprié dans cet exemple, lui aussi un peu fort. Mais si on y prête attention, on se rend compte que ce mot (ou un synonyme) est employé dans biens d’autres situations à priori beaucoup moins graves, mais qui ont en commun que ce qui est annoncé n’est pas disponible, ne se produit pas, ou se produit de façon différente de la norme à laquelle on est habitué.
Faire en sorte que quasiment partout sur le territoire français, on puisse téléphoner correctement, que les milliers de kilomètres de routes de toutes sortes qui le parcourent soient bien entretenus, que des milliers de commerces et de pharmacies soient constamment alimentés de milliers de produits différents, que les administrations assurent tous les services prévus par la loi, que des centaines de trains, d’avions, de métros, de trams et de bus desservent en permanence des milliers de lieux pour des millions de voyageurs chaque jour… Tout ceci ne peut fonctionner aussi bien et aussi durablement que parce que les hommes et femmes qui en ont la charge sont poussés du fond de leurs coeurs par une coercition culturelle qui entretien en permanence dans leur esprit que ce qui est prévu doit être certain.
Et lorsque ça ne l’est pas ? Car ça arrive ! Et bien la coercition culturelle continue son travail en provoquant un sentiment de malaise, voire de honte chez les personnes qui ont manqué à leurs responsabilités. Et elle va aussi travailler dans le coeur de ceux qui vont constater le manquement et qui vont le désavouer.
Combien de voyageurs s’exaspèrent contre la SNCF quand un TER a quelques minutes de retard ? Si le train est annoncé à 8h47, il doit être en gare à 8h47. Au delà, dans un tel contexte culturel, l’incertitude inspire aux voyageurs l’idée que le retard est scandaleux. Ca parait excessif ? Ca l’est sans doute, mais le fait est que ce genre de situation entre en contradiction avec les exigences de certitude du contexte culturel dans lequel elle se déroule, ce qui la rend souvent inacceptable. Quant aux responsables de ce genre de retard, ils sont certainement habitués à ce que cela arrive. Mais il y a toujours un moment où le retard est trop grand, et où le malaise commence à saisir leur coeur. Plus l’erreur, la faute ou le manquement sera grand, plus le malaise le sera aussi. Ce qui est déterminant d’un point de vue culturel, c’est le moment où le malaise commence.
Sous le règne de l’allégeance fonctionnelle, et à cause entre autres de l’individualisme, le nom a un rôle simple et précis : il identifie l’individu. Un prénom et un nom de famille, pas besoin d’en rajouter. S’il arrive qu’une personne ait plusieurs prénoms, en général un seul d’entre eux est vraiment utilisé au quotidien, les autres ayant un caractère très secondaire, souvent affectif ou symbolique au moment où les parents en décident ainsi, et purement administratif par la suite. Un surnom peut éventuellement apparaitre plus tard et être effectivement employé au quotidien pour désigner la personne. Il est généralement porté par les relations tissées par l’individu en question. Mais on ne retrouvera pas la grande variété de noms que j’évoquais au sujet des cultures sous allégeance relationnelle.
Sous le règne de la sécurité, l’objectif est l’amélioration du niveau de vie. Prendre des initiatives est le meilleur moyen de poursuivre cet objectif, car cela permet d’expérimenter, d’inventer, d’améliorer… Bref, d’avancer dans cette direction vers laquelle tout le monde se sent poussé de l’intérieur. L’initiative est donc très valorisée et encouragée, considérée comme une vertu. Et à l’inverse, l’absence d’initiative est mal perçue, de même que celui qui n’en prend jamais risque d’être souvent considéré, à cause de cela, avec mépris.
Comment s’y prend-on pour vendre une voiture ? On peut mettre en avant son prix, sa faible consommation, son esthétique, ses accessoires, sa popularité… Ou plus simplement dire qu’elle est nouvelle. Si on considère ce dernier argument d’un point de vue purement objectif, en quoi peut-il particulièrement valoriser une voiture ? Une autre un peu plus ancienne peut bien avoir autant de valeur. Mais si on considère cet argument d’un point de vue culturel, dans une culture où l’initiative est justement très valorisée, ce même argument devient extrêmement vendeur.
Et s’il peut aider à vendre des voitures, il peut servir pour n’importe quel autre produit, comme, par exemple, pour valoriser un produit parmi des centaines d’autres dans un rayon de supermarché.
Cette perception très valorisée de l’initiative est à l’opposé de la méfiance qu’ont envers elle les populations vivant sous allégeance relationnelle. C’est encore une source de chocs culturels très classique, qu’on rencontre souvent par exemple entre un manager français et des collaborateurs africains. Le premier attend d’eux qu’ils prennent des initiatives pour faire avancer les projets en cours et eux s’y refusent le plus possible parce que cette idée résonne en eux de façon négative. J’ai été témoin de nombreuses situations de ce genre : services, industrie, tourisme. Aucun secteur d’activité n’y échappe. Souvent les managers expatriés y voient un manque de professionnalisme sur la base duquel ils cultivent en eux un mépris qui peut être vraiment problématique. D’où l’importance de bien comprendre cette différence culturelle.
L’allégeance fonctionnelle impose à chacun d’assumer les responsabilités liées à sa fonction. Cette exigence culturelle encourage beaucoup l’écrit au détriment de l’oral : en effet, pour que chacun puisse faire valoir qu’il rempli correctement son devoir, il est préférable qu’il n’y ait aucun doute sur la nature et le contenu de ses responsabilités, ainsi que sur ses accomplissements. Et pour cela, l’écrit est largement préférable à l’oral. L’usage très récurrent du contrat sous toutes ses formes en est l’exemple le plus classique.
Et bien sûr, pour que cet usage préféré de l’écrit ait du sens, il est impératif qu’il soit le plus fiable possible. Ainsi, chacun est sensé veiller à la fiabilité des informations qu’il diffuse par écrit. Et ceci se vérifie d’ailleurs aussi bien du point de vue de la forme que du fond. Une faute d’orthographe ou de grammaire fait toujours mauvaise impression, que ce soit dans un contrat, un cv, un courrier, un document publicitaire…