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Pourquoi les rois du recyclage ne sont-ils pas aussi les princes de l’écologie ?

Au Gabon et au Cameroun, comme partout en Afrique, l’art du recyclage est maitrisé par la plupart des gens, et pas seulement par ceux qui manquent de moyens. Il y a vraiment de quoi être épaté par leur imagination : de vieux fauteuils de voiture installés dans un commerce pour que les clients puissent s'assoir, un bout de crayon pour remplacer une vis qui manque, des meubles fabriqués ou réparés avec des bouts de planche, des morceaux de parpaings pour combler les trous dans le goudron, des banderoles publicitaires tendues avec des bouts de fil électrique pour protéger du vent et de la pluie, jusqu’aux policiers qui remplacent la matraque qui leur manque par un morceau de tuyau… Deux chaises en plastiques cassées ? En les emboitant l’une dans l’autre, ça fera un fauteuil pour les clients de mon maquis. Et ce vieux canapé de jardin abîmé ? Il ira très bien dans mon salon. Et ces 3 pneus usés ? En les posant l'un sur l'autre, ça fera un rond-point qui n'aura rien coûté au budget de la ville. Et ces bouteilles en plastique vides ? Parfait pour vendre dans la rue des boissons fait maison (le fameux bissap du Burkina Faso par exemple). Sans oublier le vieux seau de peinture qui permettra de les transporter.

Rien d’étonnant à ce qu’il soit si facile de trouver un plombier, un électricien, un mécanicien ou un frigoriste dans son quartier. Le bricolage, la débrouille, le sens du recyclage sont partagés par tous, et en particulier par ceux qui n’arrivent pas à mettre un pied dans le marché de l’emploi formel.

Au premier abord, cette réalité est remarquable d’ingéniosité et tout à fait profitable pour l’environnement… En fait, non. Car une fois encore, là où règne une perception irrationnelle des choses, le recyclage ne peut pas y échapper et cela pose plusieurs problèmes.

Le recyclage est spontané.

D’abord le recyclage n’est pas systématique, il se vit au gré des besoins du quotidien, des découvertes inopinées, de la disponibilité ou non des choses dans l’environnement immédiat de chacun. Il n’est du coup pas aussi profitable qu’il pourrait l’être. Il ne s’agit pas d’un processus industriel étudié en amont et conçu pour le long terme, mais d’une pratique spontanée fondée sur une ingéniosité déployée de façon momentanée par une personne qui en a besoin.

Le recyclage « détourne ».

Ensuite, cette habitude de tout recycler cultive une approche particulière des choses qui consiste à les détourner de l’usage pour lequel elles ont été conçues.

Que peut faire un policier lorsque le budget de son unité ne permet pas de l'équiper correctement ? Ceux de Libreville ne se laissent pas impressionner par ce genre de considération. Ainsi, lorsqu'ils n'ont pas de matraque, ils la remplacent par une arme artisanal : un morceau de tuyau, un bout de manche coupé approximativement aux bonnes dimensions, ou même un nunchaku fait maison avec deux bouts de bois et un morceau de caoutchou.

Lorsqu’il s’agit d’une vieillerie qu’on s’apprête à jeter, c’est généralement une bonne idée, mais la distinction n’est pas toujours faite entre ce qui est usé et ce qui est neuf. Ainsi de nombreux objets sont gaspillés très vite parce qu’ils ne sont pas correctement utilisés.

Par ailleurs, le recyclage cultive également l’idée que ce qui se perd ne se perd pas vraiment et, par conséquent, qu’il n’est pas forcément nécessaire d’entretenir ce qui fonctionne, de réparer ou de changer ce qui n’est pas encore cassé, de se préoccuper de comment une chose évolue au fil des jours et de son utilisation.

A la base militaire française de Libreville (le Camp de Gaulle), des mécaniciens gabonais travaillent à l’entretien des véhicules. En 2015, le commandant de cette base me partageait son admiration pour le savoir-faire de ces ouvriers qui sont capables de remettre en marche des épaves que plus personnes au camp n’espérait voir encore rouler. « Ils ont de l’or dans les doigts » me disait-il. Mais en même temps, il me témoignait sa difficulté à leur faire comprendre qu’il est important de travailler aussi sur les véhicules qui n’ont pas de problème, de changer l’huile, les filtres et autres pièces d’usure avant qu’ils ne soient complètement usés.

Le recyclage au détriment de la qualité.

Il faut bien le reconnaitre, quand on recycle, il est difficile d’obtenir quelque chose d’impeccable et de très élégant. Là encore, dans bien des situations ça n’a aucune importance. Mais dans d’autres, quand même, c’est gênant… Quand il s’agit d’une affiche publicitaire dont le design a été payé cher à une agence de communication, et dont la fabrication a été payée cher aussi à un imprimeur, c’est quand même dommage de la voir installée de travers sur un panneau fait de morceaux de bois cloués à la hâte et tenus par des sacs de ciment… Mais le fait est que l’habitude du recyclage cultive la forte tentation d’y avoir recours même quand ce n’est pas opportun.

Le recyclage au détriment de la sécurité.

Dans de nombreuses situations aussi, la sécurité impose de n’utiliser que du matériel neuf, de bonne qualité et parfaitement adapté. Mais la sécurité trouve difficilement sa place aux côté d’une perception irrationnelle des choses. Du coup, bien des installations sont maintenues en fonction de façon dangereuse parce que certaines pièces sont d’occasion et sur le point de casser, ou pas tout à fait les bonnes et donc pas correctement ajustées. Echafaudages, véhicules, installations électriques, gazinières… Les dangers sont présents partout, mais acceptés parce que leurs causes sont conformes aux normes culturelles locales, et portées là encore, par l’habitude de recycler à chaque fois que c’est possible, plutôt que d’investir dans une installation, une réparation ou un entretien sécurisé mais coûteux.

Le recyclage et le gaspillage.

Le recyclage, par ailleurs, n’empêche pas le gaspillage. Car si le bout de tuyau qu’on trouve par terre peut facilement remplacer celui qui est percé, l’irrationnel veut que tant que le hazard ne fournit pas de tuyau, celui qui est percé reste où il est. Des canalisations cassées d’où jaillit de l’eau perdue en abondance pendant des jours et des jours avant que quelqu’un n’entreprenne une réparation, j’ai vu ça dans tous les pays d’Afrique où je me suis rendu. Afrique de l’Ouest, Afrique Centrale, sans oublier Haïti : même problème et même gestion du problème partout. Et il en va ainsi aussi bien dans l’espace public que dans les entreprises et les logements. Pour prendre conscience que le filet d’eau qui s’écoule en permanence dans les toilettes est un gaspillage conséquent, il faut avoir une perception rationnelle des choses. Ou alors il faut faire un effort particulier, auquel quelques-uns seulement se soumettent.

Pour être efficiente au niveau d’une communauté humaine aux dimensions d’une nation, l’écologie requiert une perception rationnelle des choses. Elle doit être gérée avec soin au niveau des volumes individuels aussi bien qu’au niveau des volumes industriels. Les petites quantités doivent être prises en considération. Des investissements et des efforts quotidiens doivent être consentis pour en tirer des bénéfices à long terme, ce qui impose là encore une perception linéaire, et donc rationnelle, du temps, de manière à pouvoir s’y projeter.
Le recyclage à l’africaine se joue à court terme et dans l’irrationnel qui caractérise ces cultures, c’est tout autre chose que de l’écologie.

La chose la plus difficile à voir est la paire de lunettes qu’on porte devant les yeux. (Martin Heidegger)
Un échafaudage à Libreville
Un échafaudage à Libreville
Dans une rue très fréquentée de Libreville, un gros trou signalé par... un bout de bois
Dans une rue très fréquentée de Libreville, un gros trou signalé par... un bout de bois
Une vis qui manque ? Un crayon fera bien l'affaire
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